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Crise. Paroxysme de la crise. Les symptĂŽmes ne permettent plus le doute : un coup de poing au cĆur quand elle apparaĂźt ; la paralysie du cerveau quand, par mĂ©garde, elle me touche ; la sensation de sa chaleur physique Ă distance ; le besoin impĂ©rieux, qui dĂ©rĂšgle ma respiration, de sentir la pulsation de sa vie ; le culte fĂ©tichiste des objets qui lui appartiennent et de tout ce qui la concerne : sa mantille, accrochĂ©e Ă la patĂšre dans lâentrĂ©e, me donne des frissons ; sa calligraphie prĂȘte Ă chaque lettre une fĂ©minitĂ© troublante, et surtout Ă celles qui montent au-dessus ou descendent sous la ligne ; lâĂ©motion profonde que me fait ressentir le nom de sa propriĂ©tĂ© terrienne ; le sentiment que tout ce qui nâest pas elle, ou Ă elle, ou Ă son cadre de vie, est fade ; la conviction que seule une femme grande, blonde, avec une lĂ©gĂšre asymĂ©trie de la bouche quand elle sourit peut rendre heureux ; le frisson que me donne le mot « AdĂšle » (en trouvant dans un catalogue ce prĂ©nom, je me suis arrĂȘtĂ© comme devant un Ă©vĂ©nement rare) ; la sensation de voluptĂ©, provoquĂ©e par le mot « Elle » quand je la nomme ainsi, oralement ou mentalement, peut-ĂȘtre parce que câest le contraire de « Il » et parce que le mot a une allure tellement fĂ©minine (la flexion grammaticale met fortement en Ă©vidence la charge sexuelle, et fixe lâattention sur la femme jusquâĂ lâhallucination) ; la persistance de son image dans ma conscience, illuminĂ©e par le bleu de ses yeux â quand je lis, quand je parle avec quelquâun, quand je pense Ă autre chose â une sorte de forme a priori de la rĂ©flexion, qui jette un voile dâazur sur les pages des livres, sur le paysage, de mĂȘme quâon projette partout, oĂč quâon tourne le regard, le globe du soleil couchant restĂ© sur la rĂ©tine ; la perte de ma confiance dâantan, de mon amitiĂ© affectueuse pour elle ; le dĂ©sir brĂ»lant de tout lui sacrifier, et surtout ma libertĂ© ; la terreur que mâinspire la force qui seule peut donner ou ĂŽter la vie ; la disparition totale du passĂ©, annihilĂ© par lâexistence dâAdĂšle, et comme je ne peux placer dans lâavenir aucun projet dont le sujet soit « Elle » â seul objet de mes pensĂ©es â la disparition du futur aussi et lâhypertrophie exclusive du prĂ©sent, mais qui, composĂ© dâactions sans but et sans corrĂ©lation dans le temps, nâa que la consistance dâun fantĂŽme aperçu en rĂȘve ; et par-dessus tout, lâĂ©tonnement toujours recommencĂ© devant cet Ă©vĂ©nement extraordinaire et incroyable : elle existe !
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G. Ibraileanu (AdĂšle - fragments du journal d'Ămile Codrescu (juillet-aout 189...))