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Alors voilà . On faisait des mômes, ils chopaient la rougeole, et tombaient de vélo, avaient les genoux au mercurochrome et récitaient des fables et puis ce corps de sumo miniature qu'on avait baigné dans un lavabo venait à disparaître, l'innocence était si tôt passée, et on n'en avait même pas profité tant que ça. Il restait heureusement des photos, cet air surpris de l'autre côté du temps, et un Babyphone au fond d'un tiroir qu'on ne pouvait se résoudre à jeter. Des jours sans lui, des jours avec, l'amour en courant discontinu. Mais le pire était encore à venir.
Car il arrivait cela, qu'une petite brute à laquelle vous supposiez des excuses socioéconomiques et des parents à la main leste s'en prenait à votre gamin. La violence venait d'entrer dans sa vie et on se demandait comment s'y prendre. Car après tout, c'était le jeu. Lui aussi devait apprendre à se défendre. C'était en somme le début d'une longue guerre. On cherchait des solutions, lui enseigner l'art de foutre des coups de pied et prendre rendez-vous avec la maîtresse, pour finalement en arriver là : avoir tout simplement envie de casser la gueule à un enfant dont on ne savait rien sinon qu'il était en CE1 et portait des baskets rouges.
[...]
Certains dimanches soirs, quand Christophe le laissait devant chez sa mère, et le regardait traverser la rue avec son gros sac sur le dos, il pouvait presque sentir l'accélération jusque dans ses os. En un rien de temps, il aurait dix, douze, seize ans, deviendrait un petit con, un ado, il n'écouterait plus les conseils et ne penserait plus qu'à ses potes, il serait amoureux, il en baverait parce que l'école, les notes, le stress déjà , il le tannerait pour avoir un sac Eastpak, une doudoune qui coûte un bras, un putain de scooter pour se tuer, il fumerait des pet, roulerait des pelles, apprendrait le goût des clopes, de la bière et du whisky, se ferait emmerder par des plus costauds, trouverait d'autres gens pour l'écouter et lui prendre la main, il voudrait découcher, passer des vacances sans ses parents, leur demanderait toujours plus de thune et les verrait de moins en moins. Il faudrait aller le chercher au commissariat ou payer ses amendes, lire dans un carnet de correspondance le portrait d'un total étranger, créature capable de peloter des filles ou d'injurier un CPE, à moins qu'il ne soit effacé, souffre-douleur, totalement transparent, on ne savait quelle calamité craindre le plus.
Un jour, avec un peu de chance, à l'occasion d'un trajet en bagnole ou dans une cuisine tard le soir, cet enfant lui raconterait un peu de sa vie. Christophe découvrirait alors qu'il ne le connaissait plus. Qu'il avait fait son chemin et qu'il était désormais plus fort que lui, qu'il comprenait mieux les objets et les usages, et il se moquerait gentiment de l'inadéquation de son père avec l'époque. Christophe découvrirait que le petit le débordait maintenant de toute part et ce serait bien la meilleure nouvelle du monde. Simplement, il n'aurait rien vu passer. Gabriel aurait grandi à demi sans lui. Ce temps serait définitivement perdu.
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