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Le jour passait ainsi, tant bien que mal, à manger beaucoup et boire de même ; grand soleil fort ; bagnole pour nous trimbaler ; cigare de temps à autre ; petit somme sur la plage ; revue de détail des connasses qui passaient ; bavardages en tous genres ; un peu de rigolade ; quelques chansons aussi – une journée comme tant et tant d’autres passées en compagnie de MacGregor. En de pareils jours, j’avais l’impression que la roue cessait de tourner. En surface ce n’était que gaieté et bon temps ; les heures passaient comme un rêve gluant. Mais sous la surface c’était la fatalité, le domaine des prémonitions qui me laissaient le lendemain dans un état d’inquiétude morbide. Je savais parfaitement qu’il me faudrait rompre un jour, parfaitement que je passais le temps comme on passe une envie de pisser. Mais je savais aussi que je n’y pouvais absolument rien – pour le moment. J’attendais un événement, énorme, qui me ferait perdre l’équilibre. Tout ce dont j’avais besoin, c’était d’être bousculé ; mais il n’y avait qu’une force extérieure au monde où je vivais qui pût me donner le choc nécessaire. De cela j’étais sûr. Je ne pouvais me ronger le cœur : c’eût été aller contre ma nature. Ma vie durant, tout avait toujours tourné au mieux – à la fin. Il n’était pas écrit dans les cartes que je dusse m’épuiser en effort. Il fallait faire la part de la Providence – part entière, dans mon cas. J’avais contre moi toutes les apparences : j’étais guignard, eût-on dit, je ne savais pas mener ma barque ; mais rien ne pouvait m’ôter de la tête que j’étais né coiffé. Doublement coiffé même. Vue de l’extérieur, la situation n’était pas brillante, d’accord – mais ce qui m’inquiétait plus encore, c’était la situation intérieure. Tout en moi m’effrayait : mes appétits, ma curiosité, ma souplesse, ma perméabilité, ma malléabilité, mon naturel, mon pouvoir d’adaptation. En soi, aucune situation ne me faisait peur : je ne pouvais me voir autrement que prenant toutes mes aises, comme une fleur, ou mieux comme l’abeille sur la fleur, en train de butiner. Même si je m’étais retrouvé en taule un beau matin, je suis sûr que j’y aurais pris un certain plaisir. La raison, j’imagine, en était que je savais opposer la force d’inertie. D’autres s’usaient à tirer sur la corde, à se démener, à se tendre à craquer ; ma stratégie était de flotter au gré de la marée. Je me souciais beaucoup moins de ce qu’on pouvait me faire que du mal que se faisaient les autres à eux-mêmes ou entre eux. Je me sentais si bien, en dedans de moi, que je ne pouvais faire autrement que de prendre à charge et à cœur le monde entier et ses problèmes. C'est pourquoi j’étais tout le temps dans la mouise. Il n’y avait entre ma destinée et moi aucun synchronisme, pour ainsi dire.
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