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En attendant, bien des hommes restent des « menhirs ». Et le plus triste est peut-être que nous en arrivons à érotiser leur froideur et leur mutisme, à y voir du mystère, de la profondeur, un trait viril et attirant. C’est ce qu’une de mes amies et moi avons baptisé l’« effet Don Draper ». Au cours d’une conversation, nous avions essayé de cerner ce qui rendait le héros de la série Mad Men aussi séduisant, et nous étions arrivées à cette conclusion : l’attitude de ces hommes est si frustrante que la moindre ouverture de leur part, le moindre échange authentique, si timide et éphémère soit-il, sont vécus comme une épiphanie bouleversante. Le gars vous grommelle trois mots un peu personnels et vous vous convulsez d’émotion sur la moquette, foudroyée par cet instant de communion sublime. De fait, certaines des scènes les plus marquantes de Mad Men sont celles où ce héros barricadé derrière ses secrets laisse entrevoir ses sentiments, sa vulnérabilité, son âme. Il se livre rarement à ses épouses successives, Betty et Megan, femmes-trophées à la beauté spectaculaire avec lesquelles il entretient des relations convenues (et oppressives), mais plutôt à d’autres femmes : sa collaboratrice Peggy Olson75, ou Anna Draper, la veuve de l’homme dont il a usurpé l’identité. Toutefois, si ce mécanisme peut donner de splendides moments de télévision, dans la vie, il encourage surtout les femmes à repartir pour six mois, ou dix ans, de maltraitance psychologique, dans l’espoir – en général vain – qu’un jour le miracle se reproduira et s’installera dans la durée pour devenir la normalité. On voit mieux combien cette situation est intenable si on transpose la disette émotionnelle à d’autres de nos besoins : certes, quand nous souffrons de la faim, un quignon de pain rassis peut prendre des allures de festin insensé ; quand nous mourons de soif, une gorgée d’eau croupie nous semble d’une fraîcheur merveilleuse. Pour autant, pouvons-nous nous condamner à un régime aussi pauvre et triste ? Pouvons-nous en faire un principe de vie, et nous priver des nourritures aussi variées que fabuleuses, des mille boissons délicieuses qui existent sur Terre ?
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Mona Chollet (Réinventer l'amour: Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles)