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Voilà à quoi je pensais, tandis que je marchais pour rentrer chez moi, légèrement ivre, après avoir quitté L. devant le bar où nous avions bu un troisième verre. Nous avions bien ri, elle et moi, au fond de la salle, car finalement la conversation avait dévié sur nos passions adolescentes, avant Barthes et toute la clique, à l’époque où nous accrochions des posters dans notre chambre.
J'avais raconté à L. les deux années durant lesquelles, vers l'âge de seize ans, j'avais contracté puis developpé une cristallisation spectaculaire sur la personne d'Ivan Lendl, un joueur de tennis tchécoslovaque au physique ingrat dont je percevais la beauté obscure et saisissante, au point que je m'étais abonnée à Tennis Magazine (moi que je n'avais jamais touché une raquette de ma vie) et avais passé des heures devant les retransmissions televisées du tournoi de Roland Garros et Wimbledon au lieu de réviser mon bac. L. étais sidérée. Elle aussi l'avait adoré! C'était bien la première fois que je rencontrais quelqu'un qui avait aimé Ivan Lendl, l'un des joueurs les plus detestés de l'histoire du tennis, sans doute à cause de son visage austère que rien ne pouvait dérider, et de son jeu de fond de court, méthodique et rébarbatif. Selon toute vraisemblance, c'est d'ailleurs pour ces raisons, parce qu'il était si grand, maigre et incompris, que je l'ai tant aimé. À la même époque, oui, exactement, L. avait suivi tous les matchs d'Ivan Lendl, elle s'en souvenait parfaitement, notamment de cette fameuse finale de Roland Garros jouée contre John McEnroe, que Lendl avait gagné à l'issue d'un combat d'une rare intensité dramatique. Les images l'avaient alors montré victorieux, défiguré pour l'épuisement, et pour la première fois le monde entier avait découvert son sourire. L. était incollable, se souvenait de tous les détails de la vie et de la carrière d'Ivan Lendl que j'avais pour ma part oubliés. C'était incroyable, plus de vingt ans après, de nous imaginer toutes les deux hypnotisées devant nos postes de télevision, elle en banlieue parisienne et mois dans un village de Normandie, souhaitant l'une et l'autre avec la même ardeur le sacre de l'homme de l'Est. L. savait auusi ce qu’Ivan Lendl était devenu, elle avait suivi tout cela de très près, sa carrière comme sa vie privée. Ivan Lendl était marié et père de quatre enfants, vivait aux Ètats-Unis, entraînait de jeunes joueurs de tennis et s’était fait refaire les dents. L. déplorait ce dernier point, la disparition du sourire tchécoslovaque (dents rangées de manière inégale dont on devinait le chevauchement) au profit d’un sourire américain (dents fausses parfaitement alignées, d’un blanc éclatant), selon elle, il y avait perdu tout son charme, je n’avais qu’à vérifier sur Internet si je ne la croyais pas.
C’était un drôle de coïncidence. Un point commun parmi d’autres, qui nous rapprochait.
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