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Pour résumer : chaque jour, je ressemblais davantage à la vieille paysanne russe attendant le train. Peu après la révolution, ou après une guerre ou une autre, la confusion règne au point que personne n'a idée de quand va pointer la nouvelle aube, et encore moins de quand va arriver le prochain train, mais la campagnarde chenue a entendu dire que celui-ci est prévu pour tantôt. Vu la taille du pays, et le désordre de ces temps, c'est une information aussi précise que toute personne douée de raison est en droit d'exiger, et puisque la vieille n'est pas moins raisonnable que quiconque, elle rassemble ses baluchons de nourriture, ainsi que tout l’attirail nécessaire au voyage, avant de se oser à côté de la voie ferrée.
Quel autre moyen d'être sûre d'attraper le train que de se trouver déjà sur place lorsqu'il se présentera ? Et le seul moyen d'être là à l'instant voulu, c'est de rester là sans arrêt. Évidemment, il se peut que ce convoi n'arrive jamais, ni un autre. Cependant, sa stratégie a pris en compte jusqu'à cette éventualité : le seul moyen de savoir s'il y aura un train ou pas, c'est d'attendre suffisamment longtemps !
Combien de temps ? Qui peut le dire ? Après tout, il se peut que le train surgisse immédiatement après qu'elle a renoncé et s'en est allée, et dans ce cas, toute cette attente, si longue eût-elle été, aurait été en vain.
Mouais, pas très fiable, ce plan, ricaneront certains. Mais le fait est qu'en ce monde personne ne peut être complètement sûr de rien, n'est-ce pas ? La seule certitude, c'est que pour attendre plus longtemps qu'une vieille paysanne russe, il faut savoir patienter sans fin.
Au début, elle se blottit au milieu de ses baluchons, le regard en alerte afin de ne pas manquer la première volute de fumée à l'horizon. Les jours forment des semaines, les semaines des mois, les mois des années. Maintenant, la vieille femme se sent chez elle : elle sème et récolte ses modestes moissons, accomplit les tâches de chaque saison et empêche les broussailles d'envahir la voie ferrée pour que le cheminot voie bien où il devra passer.
Elle n'est pas plus heureuse qu'avant, ni plus malheureuse. Chaque journée apporte son lot de petites joies et de menus chagrins. Elle conjure les souvenirs du village qu'elle a laissé derrière elle, récite les noms de ses parents proches ou éloignés. Quand vous lui demandez si le train va enfin arriver, elle se contente de sourire, de hausser les épaules et de se remettre à arracher les mauvaises herbes entre les rails. Et aux dernières nouvelles, elle est toujours là -bas, à attendre.
Comme moi, elle n'est allée nulle part, finalement ; comme elle, j'ai cessé de m'énerver pour ça. Pour sûr, tout aurait été différent si elle avait pu compter sur un horaire de chemins de fer fiable, et moi sur un procès en bonne et due forme. Le plus important, c'est que, l'un comme l'autre, nous avons arrêté de nous torturer la cervelle avec des questions qui nous dépassaient, et nous nous sommes contentés de veiller sur ces mauvaises herbes.
Au lieu de rêver de justice, j'espérais simplement quelques bons moments entre amis ; au lieu de réunir des preuves et de concocter des arguments, je me contentais de me régaler des bribes de juteuses nouvelles venues du monde extérieur ; au lieu de soupirer après de vastes paysages depuis longtemps hors de portée, je m'émerveillais des moindres détails, des plus intimes changements survenus dans ma cellule. Bref, j'ai conclus que je n'avais aucun pouvoir sur ce qui se passait en dehors de ma tête. Tout le reste résidait dans le giron énigmatique des dieux présentement en charge. Et lorsque j'ai enfin appris à cesser de m'en inquiéter, l'absolution ainsi conférée est arrivée avec une étonnante abondance de réconfort et de soulagement.
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