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J’ai d’ailleurs un ami qui, ces jours-ci, m’a affirmé que nous ne savons même pas être paresseux. Il prétend que nous paressons lourdement, sans plaisir, ni béatitude, que notre repos est fiévreux, inquiet, mécontent ; qu’en même temps que la paresse, nous gardons notre faculté d’analyse, notre opinion sceptique, une arrière-pensée, et toujours sur les bras une affaire courante, éternelle, sans fin. Il dit encore que nous nous préparons à être paresseux et à nous reposer comme à une affaire dure et sérieuse et que, par exemple, si nous voulons jouir de la nature, nous avons l’air d’avoir marqué sur notre calendrier, encore la semaine dernière, que tel et tel jour, à telle et telle heure, nous jouirons de la nature. Cela me rappelle beaucoup cet Allemand ponctuel qui, en quittant Berlin, nota tranquillement sur son carnet. « En passant à Nuremberg ne pas oublier de me marier. » Il est certain que l’Allemand avait, avant tout, dans sa tête, un système, et il ne sentait pas l’horreur du fait, par reconnaissance pour ce système. Mais il faut bien avouer que dans nos actes à nous, il n’y a même aucun système. Tout se fait ainsi comme par une fatalité orientale. Mon ami a raison en partie. Nous semblons traîner notre fardeau de la vie par force, par devoir, mais nous avons honte d’avouer qu’il est au-dessus de nos forces, et que nous sommes fatigués. Nous avons l’air, en effet, d’aller à la campagne pour nous reposer et jouir de la nature. Regardez avant tout les bagages rien laissé de ce qui est usé, de ce qui a servi l’hiver, au contraire, nous y avons ajouté des choses nouvelles. Nous vivons de souvenirs et l’ancien potin et la vieille affaire passent pour neufs. Autrement c’est ennuyeux ; autrement il faudra jouer au whist avec l’accompagnement du rossignol et à ciel ouvert. D’ailleurs, c’est ce qui se fait. En outre, nous ne sommes pas bâtis pour jouir de la nature ; et, en plus, notre nature, comme si elle connaissait notre caractère, a oublié de se parer au mieux. Pourquoi, par exemple, est-elle si développée chez nous l’habitude très désagréable de toujours contrôler, éplucher nos impressions – souvent sans aucun besoin – et, parfois même, d’évaluer le plaisir futur, qui n’est pas encore réalisé, de le soupeser, d’en être satisfait d’avance en rêve, de se contenter de la fantaisie et, naturellement, après, de n’être bon à rien pour une affaire réelle ? Toujours nous froisserons et déchirerons la fleur pour sentir mieux son parfum, et ensuite nous nous révolterons quand, au lieu de parfum, il ne restera plus qu’une fumée. Et cependant, il est difficile de dire ce que nous deviendrions si nous n’avions pas au moins ces quelques jours dans toute l’année et si nous ne pouvions satisfaire par la diversité des phénomènes de la nature notre soif éternelle, inextinguible de la vie naturelle, solitaire. Et enfin, comment ne pas tomber dans l’impuissance en cherchant éternellement des impressions, comme la rime pour un mauvais vers, en se tourmentant de la soif d’activité extérieure, en s’effrayant enfin, jusqu’à en être malade, de ses propres illusions, de ses propres chimères, de sa propre rêverie et de tous ces moyens auxiliaires par lesquels, en notre temps, on tâche, n’importe comment, de remplir le vide de la vie courante incolore.
Et la soif d’activité arrive chez nous jusqu’à l’impatience fébrile. Tous désirent des occupations sérieuses, beaucoup avec un ardent désir de faire du bien, d’être utiles, et, peu à peu, ils commencent déjà à comprendre que le bonheur n’est pas dans la possibilité sociale de ne rien faire, mais dans l’activité infatigable, dans le développement et l’exercice de toutes nos facultés.
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