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Jâai Ă©tĂ© obligĂ© de remonter, pour vous montrer le lien des idĂ©es et des choses, Ă une sorte dâorigine de ces rĂ©serves en vous disant que si lâhumanitĂ© avait fait ce quâelle a fait, et qui en somme a fait lâhumanitĂ© rĂ©ciproquement, câest parce que depuis une Ă©poque immĂ©moriale elle avait su se constituer des rĂ©serves matĂ©rielles, que ces rĂ©serves matĂ©rielles avaient créé des loisirs, et que seul le loisir est fĂ©cond ; car câest dans le loisir que lâesprit peut, Ă©loignĂ© des conditions strictes et pressantes de la vie, se donner carriĂšre, sâĂ©loigner de la considĂ©ration immĂ©diate des besoins et par consĂ©quent entamer, soit sous forme de rĂȘverie, soit sous forme dâobservation, soit sous forme de raisonnement, la constitution dâautres rĂ©serves, qui sont les rĂ©serves spirituelles ou intellectuelles.
Jâavais ajoutĂ©, pour me rapprocher des circonstances prĂ©sentes, que ces rĂ©serves spirituelles nâont pas les mĂȘmes propriĂ©tĂ©s que les rĂ©serves matĂ©rielles. Les rĂ©serves intellectuelles, sans doute, ont dâabord les mĂȘmes conditions Ă remplir que les rĂ©serves matĂ©rielles, elles sont constituĂ©es par un matĂ©riel, elles sont constituĂ©es par des documents, des livres, et aussi par des hommes qui peuvent se servir de ces documents, de ces livres, de ces instruments, et qui aussi sont capables de les transmettre Ă dâautres. Et je vous ai expliquĂ© que cela ne suffisait point, que les rĂ©serves spirituelles ou intellectuelles ne pouvaient passer, Ă peine de dĂ©pĂ©rir tout en Ă©tant conservĂ©es en apparence, en lâabsence dâhommes qui soient capables non seulement de les comprendre, non seulement de sâen servir, mais de les accroĂźtre. Il y a une question : lâaccroissement perpĂ©tuel de ces rĂ©serves, qui se pose, et je vous ai dit, lâexpĂ©rience lâa souvent vĂ©rifiĂ© dans lâhistoire, que si tout un matĂ©riel se conservait Ă lâĂ©cart de ceux qui sont capables non seulement de sâen servir mais encore de lâaugmenter, et non seulement de lâaccroĂźtre, mais dâen renverser, quelquefois dâen dĂ©truire quelques-uns des principes, de changer les thĂ©ories, ces rĂ©serves alors commencent Ă dĂ©pĂ©rir. Il nây a plus, le crĂ©ateur absent, que celui qui sâen sert, sâen sert encore, puis les gĂ©nĂ©rations se succĂšdent et lesâchoses quâon avait trouvĂ©es, les idĂ©es quâon avait mises en Ćuvre commencent Ă devenir des choses mortes, se rĂ©duisent Ă des routines, Ă des pratiques, et peu Ă peu disparaissent mĂȘme dâune civilisation avec cette civilisation elle-mĂȘme.
Et je terminais en disant que, dans lâĂ©tat actuel des choses tel que nous pouvons le constater autour de nous, il y a toute une partie de lâEurope qui sâest privĂ©e dĂ©jĂ de ses crĂ©ateurs et a rĂ©duit au minimum lâemploi de lâesprit, elle en a supprimĂ© les libertĂ©s, et par consĂ©quent il faut attendre que dans une pĂ©riode dĂ©terminĂ©e on se trouvera en prĂ©sence dâune grande partie de lâEurope profondĂ©ment appauvrie, dans laquelle, comme je vous le disais, il nây aura plus de pensĂ©e libre, il nây aura plus de philosophie, plus de science pure, car toute la science aura Ă©tĂ© tournĂ©e Ă ses applications pratiques, et particuliĂšrement Ă des applications Ă©conomiques et militaires ; que mĂȘme la littĂ©rature, que mĂȘme lâart, et mĂȘme que lâesprit religieux dans ses pratiques diverses et dans ses recherches diverses auront Ă©tĂ© complĂštement diminuĂ©s sinon abolis, dans cette grande partie de lâEurope qui se trouvera parfaitement appauvrie. Et si la France et lâAngleterre savent conserver ce quâil leur faut de vie â de vie vivante, de vie active, de vie crĂ©atrice â en matiĂšre dâintellect, il y aura lĂ un rĂŽle immense Ă jouer, et un rĂŽle naturellement de premiĂšre importance pour que la civilisation europĂ©enne ne disparaisse pas complĂštement.
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Paul Valéry (Cours de poétique (Tome 1) - Le corps et l'esprit (1937-1940) (French Edition))