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[Et] la philosophie pratique du corps masculin comme une sorte de puissance, grande, forte, aux besoins énormes, impérieux et brutaux, qui s’affirme dans toute la manière masculine de tenir le corps, et en particulier devant les nourritures, est aussi au principe de la division des nourritures entre les sexes, division reconnue, tant dans les pratiques que dans le discours, par les deux sexes. Il appartient aux hommes de boire et de manger plus, et des nourritures plus fortes, à leur image. Ainsi à l’apéritif, les hommes seront servis deux fois (et plus si c’est fête) et par grandes rasades, dans de grands verres (le succès du Ricard ou du Pernod tenant sans doute pour beaucoup au fait qu’il s’agit d’une boisson à la fois forte et abondante – pas un « dé à coudre »), et ils laisseront les amuse-gueule (biscuits salés, cacahuètes, etc.) aux enfants et aux femmes, qui boivent un petit verre (« il faut garder ses jambes ») d’un apéritif de leur fabrication (dont elles échangent les recettes). De même, parmi les entrées, la charcuterie est plutôt pour les hommes, comme ensuite le fromage, et cela d’autant plus qu’il est plus fort, tandis que les crudités sont plutôt pour les femmes, comme la salade : ce sont les uns ou les autres qui se resserviront ou se partageront les fonds de plats. La viande, nourriture nourrissante par excellence, forte et donnant de la force, de la vigueur, du sang, de la santé, est le plat des hommes, qui en prennent deux fois, tandis que les femmes se servent une petite part : ce qui ne signifie pas qu’elles se privent à proprement parler ; elles n’ont réellement pas envie de ce qui peut manquer aux autres, et d’abord aux hommes, à qui la viande revient par définition, et tirent une sorte d’autorité de ce qui n’est pas vécu comme une privation ; plus, elles n’ont pas le goût des nourritures d’hommes qui, étant réputées nocives lorsqu’elles sont absorbées en trop grande quantité par les femmes (par exemple, manger trop de viande fait « tourner le sang », procure une vigueur anormale, donne des boutons, etc.), peuvent même susciter une sorte de dégoût.
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