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De Lefortovo, on l’a transféré au camp d’Engels, sur la Volga. C’est un établissement modèle, flambant neuf, fruit des réflexions d’architectes ambitieux et qu’on montre volontiers aux visiteurs étrangers pour qu’ils en tirent des conclusions flatteuses sur les progrès de la condition pénitentiaire en Russie. En fait, les détenus d’Engels appellent leur camp « Eurogoulag », et Limonov assure que les raffinements de son architecture ne le rendent pas plus agréable à vivre que les baraquements classiques entourés de barbelés – plutôt moins. Toujours est-il que dans ce camp les lavabos, faits d’une plaque d’acier brossé surmontant un tuyau de fonte, d’une ligne sobre et pure, sont exactement les mêmes que dans un hôtel, conçu par le designer Philippe Starck, où son éditeur américain a logé Limonov lors de son dernier séjour à New York, à la fin des années quatre-vingt.
Ça l’a laissé songeur. Aucun de ses camarades de détention n’était en mesure de faire le même rapprochement. Aucun, non plus, des élégants clients de l’élégant hôtel new-yorkais. Il s’est demandé s’il existait au monde beaucoup d’autres hommes que lui, Édouard Limonov, dont l’expérience incluait des univers aussi variés que celui du prisonnier de droit commun dans un camp de travaux forcés sur la Volga et celui de l’écrivain branché évoluant dans un décor de Philippe Starck. Non, a-t-il conclu, sans doute pas, et il en a retiré une fierté que je comprends.
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