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Mais il faut le voir Ă table comme il la regarde quand elle brille, ses yeux d'animal subjuguĂ©. D'oĂč vient-elle donc cette crĂ©ature ?
Pr les mots dans sa bouche, ces idées qui lui passent par la cervelle, son insatisfaction tout le temps, son intraitable enthousiasme, ce désir d'aller voir ailleurs, de marquer les distances, cet élan qui frise l'injure parfois? Ou va-t-elle chercher tout ça ?
Alors, quand leur fille a besoin de sous pour un voyage de classe ou acheter des livres, Mireille et Jean ne rechignent pas. Ils raquent. Ils font ce qu'il faut. C'est leur terrible métier de parents, donner à cette gamine les moyens de son évasion.
On a si peu de raison de se rĂ©jouir dans ces endroits qui nâont ni la mĂšre ni la Tour Eiffel, ou dieu est mort comme partout oĂč la soirĂ©e sâachĂšvent Ă 20 heures en semaine et dans les talus le week-end
Car elle et Jeannot savent qu'ils ne peuvent plus grand-chose pour elle. Ils font comme si, mais ils ne sont plus en mesure de faire des choix à sa place. Ils en sont réduits ça, faire confiance, croiser les doigts, espérer quils l'ont élevée comme il faut et que ça suffira.
L'adolescence est un assassinat prémédité de longue date et le cadavre de leur famille telle qu'elle fut git déjà sur le bord du chemin. Il faut désormais réinventer des rÎles, admettre des distances nouvelles, composer avec les monstruosités et les ruades. Le corps est encore chaud. Il tressaille. Mais ce qui existait, l'enfance et ses tendresses évidentes, le rÚgne indiscuté des adultes et la gamine pile au centre, le cocon et la ouate, les vacances à La Grande-Motte et les dimanches entre soi, tout cela vient de crever. On n'y reviendra plus.
Et puis il aimait bien aller Ă l'hĂŽtel, dont elle rĂ©glait toujours la note. Il apprĂ©ciait la simplicitĂ© des surfaces, le souci ergonome partout, la distance minime entre le lit et la douche, l'extrĂȘme propretĂ© des serviettes de bain, le sol neutre et le tĂ©lĂ©viseur suspendu, les gobelets sous plastique, le cliquetis prĂ©cis de l'huisserie quand la porte se refermait lourdement sur eux, le code wifi prĂ©cisĂ© sur un petit carton Ă cĂŽtĂ© de la bouilloire, tout ce confort limitĂ© mais invariable. Ă ses yeux, ces chambres interchangeables n'avaient rien d'anonyme. Il y retrouvait au contraire un territoire ami,
elle se disait ouais, les mecs de son espĂšce n'ont pas de rĂ©pit, soumis au travail, paumĂ©s dans leurs familles recomposĂ©es, sans mĂȘme assez de thune pour se faire plaisir, devenus les cons du monde entier, avec leur goĂ»t du foot, des grosses bagnoles et des gros culs. AprĂšs des siĂšcles de rĂšgne relatif, ces pauvres types semblaient bien gĂȘnĂ©s aux entournures tout Ă coup dans ce monde qu'ils avaient jadis cru taillĂ© Ă leur mesure.
Leur nombre ne faisait rien Ă l'affaire. Ils se sentaient acculĂ©s, passĂ©s de mode, fonciĂšrement inadĂ©quats, insultĂ©s par l'Ă©poque. Des hommes Ă©levĂ©s comme des hommes, basiques et fĂȘlĂ©s, une survivance au fond.
Toute la journée il dirigeait 20 personnes, gérait des centaines de milliers d'euros, alors quand il fallait rentrer à la maison et demander cent fois à Mouche de ranger ses chaussettes, il se sentait un peu sous employé. Effectivement.
Ils burent un pinot noir d'Alsace qui les dérida et, dans la chaleur temporaire d'une veille d'enterrement, se retrouvÚrent.
- T'aurais pu venir plus tĂŽt, dit GĂ©rard, aprĂšs avoir mis les assiettes dans le lave-vaisselle.
Julien, qui avait un peu trop bu, se contenta d'un mouvement vague, sa tĂȘte dodelinant d'une Ă©paule Ă l'autre.
C'Ă©tait une concession bien suffisante et le pĂšre ne poussa pas plus loin son avantage.
Pour motiver son petit frĂšre, Julien a l'idĂ©e d'un entraĂźnement spĂ©cial, qui dĂ©bute par un lavage de cerveau en rĂšgle. Au programme, Rocky, Les Chariots de feu, KaratĂ© Kid, et La Castagne, tout y passe. Ă chaque fois, c'est plus ou moins la mĂȘme chose : des acteurs torse nu et des sĂ©quences d'entraĂźnement qui transforment de parfaits losers en machines Ă gagner.
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