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Je n'ai pas besoin d'ĂȘtre rĂ©conciliĂ© avec Dieu, mon conflit est avec les hommes.
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Charlie Chaplin
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ĂŽ mon corps, fait toujours de moi un homme qui s'interroge.
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Frantz Fanon (Black Skin, White Masks)
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J'ai connu et je connais encore, dans ma vie, des bonheurs inouĂŻs. Depuis mon enfance, par exemple, j'ai toujours aimĂ© les concombres salĂ©s, pas les cornichons, mais les concombres, les vrais, les seuls et uniques, ceux qu'on appelle concombres Ă la russe. J'en ai toujours trouvĂ© partout. Souvent, je m'en achĂšte une livre, je m'installe quelque part au soleil, au bord de la mer, ou n'importe oĂč, sur un trottoir ou sur un banc, je mords dans mon concombre et me voilĂ complĂštement heureux. Je reste lĂ , au soleil, le cĆur apaisĂ©, en regardant les choses et les hommes d'un Ćil amical et je sais que la vie vaut vraiment la peine d'ĂȘtre vĂ©cue, que le bonheur est accessible, qu'il suffit simplement de trouver sa vocation profonde, et de se donner Ă ce qu'on aime avec un abandon total de soi.
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Romain Gary (Promise at Dawn)
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Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lĂąches, mĂ©prisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dĂ©pravĂ©es ; le monde n'est qu'un Ă©gout sans fond oĂč les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces ĂȘtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompĂ© en amour, souvent blessĂ© et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arriĂšre ; et on se dit : " J'ai souffert souvent, je me suis trompĂ© quelquefois, mais j'ai aimĂ©. C'est moi qui ai vĂ©cu, et non pas un ĂȘtre factice créé par mon orgueil et mon ennui.
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Alfred de Musset (On ne badine pas avec l'amour)
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Je ne peux ĂȘtre juste pour les livres qui traitent de la femme en tant que femme... Mon idĂ©e c'est que tous, aussi bien hommes que femmes, qui que nous sayons, nous devons ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme d'ĂȘtres humaines.
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Dorothy Parker
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Adieu, dit-ilâŠ
- Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est trĂšs simple : on ne voit bien quâavec le coeur. Lâessentiel est invisible pour les yeux.
- Lâessentiel est invisible pour les yeux, rĂ©pĂ©ta le petit prince, afin de se souvenir.
- Câest le temps que tu a perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
- Câest le temps que jâai perdu pour ma rose⊠fit le petit prince, afin de se souvenir.
- Les hommes ont oubliĂ© cette vĂ©ritĂ©, dit le renard. Mais tu ne dois pas lâoublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisĂ©. Tu es responsable de ta roseâŠ
- Je suis responsable de ma rose⊠répéta le petit prince, afin de se souvenir.
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Antoine de Saint-Exupéry (The Little Prince)
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On s'ennuie de tout, mon ange, c'est une loi de la nature; ce n'est pas ma faute.
Si donc, je m'ennuie aujourd'hui d'une aventure qui m'a occupé entiÚrement depuis quatre mortels mois, ce n'est pas ma faute.
Si, par exemple, j'ai eu juste autant d'amour que toi de vertu, et c'est surement beaucoup dire, il n'est pas Ă©tonnant que l'un ait fini en mĂȘme temps que l'autre. Ce n'est pas ma faute.
Il suit de là , que depuis quelque temps je t'ai trompée: mais aussi ton impitoyable tendresse m'y forçait en quelque sorte! Ce n'est pas ma faute.
Aujourd'hui, une femme que j'aime éperdument exige que je te sacrifie. Ce n'est pas ma faute.
Je sens bien que voilà une belle occasion de crier au parjure: mais si la Nature n'a accordé aux hommes que la constance, tandis qu'elle donnait aux femmes l'obstination, ce n'est pas ma faute.
Crois-moi, choisis un autre amant, comme j'ai fait une maĂźtresse. Ce conseil est bon, trĂšs bon; si tu le trouve mauvais, ce n'est pas ma faute.
Adieu, mon ange, je t'ai prise avec plaisir, je te quitte sans regrets: je te reviendrai peut-ĂȘtre. Ainsi va le monde. Ce n'est pas ma faute.
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Pierre Choderlos de Laclos (Les liaisons dangereuses)
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En politique, mon cher, vous le savez comme moi, il n'y a pas d'hommes, mais des idĂ©es ; pas de sentiments, mais des intĂ©rĂȘts ; en politique, on ne tue pas un homme : on supprime un obstacle, voilĂ tout.
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Alexandre Dumas (Le Comte de Monte-Cristo)
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Mon cher, je haïs les hommes pour ne pas les mépriser car autrement la vie serait une farce trop dégoûtante.
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Mikhail Lermontov (A Hero of Our Time)
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-Mon cher jeune homme, dit AglaĂ© en souriant, j'ai Ă©tĂ© professeur de chimie et je vous ferai remarquer qu'il peut y avoir des rĂ©actions en chaĂźne, qui partent trĂšs doucement et, s'alimentant elles-mĂȘmes, peuvent se terminer de façon violente.
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Boris Vian (L'Herbe rouge)
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...et surtout mon corps aussi bien que mon ùme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse.
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Aimé Césaire (Le Cahier, Discours sur le colonialisme)
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Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!
Car mon rĂȘve impossible a pris corps et je lâai
Entre mes bras pressé : le Bonheur, cet ailé
Voyageur qui de lâHomme Ă©vite les approches,
- Sonnez grelots; sonnez, clochettes, sonnez, cloches!
Le Bonheur a marché cÎte à cÎte avec moi;
Mais la FATALITĂ ne connaĂźt point de trĂȘve :
Le ver est dans le fruit, le rĂ©veil dans le rĂȘve,
Et le remords est dans lâamour : telle est la loi.
- Le Bonheur a marché cÎte à cÎte avec moi.
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Paul Verlaine (PoĂšmes saturniens)
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Comme tout le monde, je n'ai à mon service que trois moyens d'évaluer l'existence humaine: l'étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes; l'observation des hommes, qui s'arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu'ils en ont; les livres, avec les erreurs particuliÚres de perspective qui naissent entre leurs lignes.
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Marguerite Yourcenar (Memoirs of Hadrian)
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Ma vision de l'amour n'a pas changĂ©, mais ma vision du monde, oui. C'est super agrĂ©able d'ĂȘtre lesbienne. Je me sens moins concernĂ©e par la fĂ©minitĂ©, par l'approbation des hommes, par tous ces trucs qu'on s'impose pour eux. Et je me sens aussi moins prĂ©occupĂ©e par mon Ăąge : c'est plus dur de vieillir quand on est hĂ©tĂ©ro. La sĂ©duction existe entre filles, mais elle est plus cool, on n'est pas dĂ©chue Ă 40 ans.
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Virginie Despentes
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Je parle espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à mon cheval.
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Charles Quint
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Tant que mes jambes me permettent de fuir, tant que mes bras me permettent de combattre, tant que l'expĂ©rience que j'ai du monde me permet de savoir ce que je peux craindre ou dĂ©sirer, nulle crainte : je puis agir. Mais lorsque le monde des hommes me contraint Ă observer ses lois, lorsque mon dĂ©sir brise son front contre le monde des interdits, lorsque mes mains et mes jambes se trouvent emprisonnĂ©es dans les fers implacables des prĂ©jugĂ©s et des cultures, alors je frissonne, je gĂ©mis et je pleure. Espace, je t'ai perdu et je rentre en moi-mĂȘme. Je m'enferme au faite de mon clocher oĂč, la tĂȘte dans les nuages, je fabrique l'art, la science et la folie.
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Henri Laborit (Ăloge de la fuite)
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«Vivez donc et soyez heureux, enfants chĂ©ris de mon cĆur, et n'oubliez jamais que, jusqu'au jour oĂč Dieu daignera dĂ©voiler l'avenir Ă l'homme, toute la sagesse humaine sera dans ces deux mots: «Attendre et espĂ©rer!
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Alexandre Dumas (Le Comte de Monte-Cristo)
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Rien n'est jamais acquis Ă l'homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n'y a pas d'amour heureux
Sa vie Elle ressemble Ă ces soldats sans armes
Qu'on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n'y a pas d'amour heureux
Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-lĂ sans savoir nous regardent passer
Répétant aprÚs moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitĂŽt moururent
Il n'y a pas d'amour heureux
Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs Ă l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux
Il n'y a pas d'amour qui ne soit Ă douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs
Il n'y a pas d'amour heureux
Mais c'est notre amour Ă tous les deux
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Louis Aragon (La Diane française: En Ătrange Pays dans mon pays lui-mĂȘme)
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Je fus encore une fois surprise par la vue de mon visage dans la glace: il n'avait rien Ă voir avec mes dĂ©combres. Ce n'Ă©tait pas un visage de vaincu. MarquĂ© par la fatigue, mais au fond des yeux il restait encore quelque chose. Je ne dis pas : quelque chose d'invincible. Et pourtant, peut-ĂȘtre y a-t-il invincibilitĂ©. Les hommes oublient toujours que ce qu'ils vivent n'est pas mortel.
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Romain Gary (Clair de femme)
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MĂ©content de tous et mĂ©content de moi, je voudrais bien me racheter et mâenorguiellir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Ămes de ceux que jâai aimĂ©s, Ăąmes de ceux que jâai chantĂ©s, fortifiez-moi, Ă©loignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptices du monde; et vous, Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grĂące de produire quelques beaux vers qui me prouvent Ă moi mĂȘme que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas infĂ©rieur Ă ceux que je mĂ©prise.
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Rainer Maria Rilke (The Notebooks of Malte Laurids Brigge)
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Avoir commis, pour te posséder, rapt, violence et adultÚre, et, pour te conserver, hésiter devant un nouveau crime ?... perdre mon ùme pour si peu ? Satan en rirait ; tu es folle ... Non ... non, tu es à moi comme l'homme est au malheur ....
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Alexandre Dumas (Antony: Drame en cinq actes)
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Avec mon mari, autrefois, je me sentais une fille du peuple, avec lui jâĂ©tais une bourge.
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Annie Ernaux (Le jeune homme)
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Je n'ai connu aucune distinction entre parents et inconnus, entre compatriotes et étrangers, entre blancs et hommes de couleur, entre hindous et Indiens appartenant à d'autres confessions, qu'ils soient musulmans, Parsis, chrétiens ou juifs. Je peux dire que mon coeur a été incapable défaire de telles distinctions
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Mahatma Gandhi (Non-Violent Resistance (Satyagraha))
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je finirai bien par te rencontrer quelque part
bon dieu!
et contre tout ce qui me rend absent et douloureux
par le mince regard qui me reste au fond du froid
j'affirme ĂŽ mon amour que tu existes
je corrige notre vie
nous n'irons plus mourir de langueur
Ă des milles de distance dans nos rĂȘves bourrasques
des filets de sang dans la soif craquelée de nos lÚvres
les épaules baignées de vols de mouettes
non
j'irai te chercher nous vivrons sur la terre
la détresse n'est pas incurable qui fait de moi
une épave de dérision, un ballon d'indécence
un pitre aux larmes d'étincelles et de lésions profondes
frappe l'air et le feu de mes soifs
coule-moi dans tes mains de ciel de soie
la tĂȘte la premiĂšre pour ne plus revenir
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Gaston Miron (L'Homme rapaillé)
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Mais surtout, surtout Jonathan, un matin oĂč passait le facteur, un petit matin gros et froid, un matin oĂč il ouvrait sa grande sacoche jaune et pleine; soufflant de la buĂ©e en cherchant le courrier, j'ai ressenti un frisson qui a couru tout mon corps et m'a effarĂ©e. Un frisson qui m'a gelĂ©e sur place, un frisson qui s'est transformĂ© en Ă©clair et m'a foudroyĂ© la nuque : j'ai compris que j'attendais vos lettres, j'attendais vos mots, j'attendais vos descriptions d'auberges, de routes, de famille française, de soupe au chou...
J'étais en train de vous attendre.
J'allais donc souffrir de vous.
Et je ne veux plus souffrir Jonathan.
En ce mois de décembre, j'ai couru à Paris, j'ai couru dans Fécamps, j'ai couru dans ma maison, j'ai couru dans la librairie pour me sauver de vous, vous abandonner sur vos petites routes aux arbres secs et noirs.
J'avais peur
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Katherine Pancol (Un homme Ă distance)
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Ce n'est pas pour cracher dans la soupe, mais il faut ĂȘtre honnĂȘte: non, mon amoureux n'est pas parfait. Il ne me viole pas et ne me frappe pas, il fait la vaisselle, passe l'aspirateur et me traite avec le respect que je mĂ©rite. C'est ça, ĂȘtre parfait? Ou bien est-ce la moindre des choses? Les standards sont-ils tellement bas que les hommes peuvent s'en tirer Ă si bon compte?
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Pauline Harmange (Moi les hommes, je les déteste)
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je dis civilisĂ© le peuple qui compose ses danses, malgrĂ© qu'il ne soit pour les danses ni rĂ©colte ni greniers. Alors que je dis brut le peuple qui aligne sur ses Ă©tagĂšres des objets, fussent-ils les plus fins, nĂ©s du travail d'autrui, mĂȘme s'il se montre capable de s'enivrer de leur perfection.
"L'homme, disait mon pÚre, c'est d'abord celui qui crée. Et seuls sont frÚres les hommes qui collaborent. Et seuls vivent ceux qui n'ont point trouvé leur paix dans les provisions qu'ils avaient faites."
(chapitre IX)
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Antoine de Saint-Exupéry (Citadelle)
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J'avais deux raisons de respecter mon instituteur : il me voulait du bien, il avait l'haleine forte.
Les grandes personnes doivent ĂȘtre laides, ridĂ©es, incommodes; quand elles me prenaient dans leurs bras, il ne me dĂ©plaisait pas d'avoir un lĂ©ger dĂ©goĂ»t Ă surmonter : c'Ă©tait la preuve que la vertu n'Ă©tait pas facile. Il y avait des joies simples, triviales : courir, sauter, manger des gĂąteaux, embrasser la peau douce et parfumĂ©e de ma mĂšre; mais j'attachais plus de prix aux plaisirs studieux et mĂȘlĂ©s que j'Ă©prouvais dans la compagnie des hommes mĂ»rs : la rĂ©pulsion qu'ils m'inspiraient faisait partie de leur prestige ; je confondais le dĂ©goĂ»t avec l'esprit de sĂ©rieux. J'Ă©tais snob.
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Jean-Paul Sartre (The Words: The Autobiography of Jean-Paul Sartre)
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Oh ! qu'on m'aille donc, au lieu de cela, chercher quelque jeune vicaire, quelque vieux curé, au hasard, dans la premiÚre paroisse venue, qu'on le prenne au coin de son feu, lisant son livre et ne s'attendant à rien, et qu'on lui dise :
â Il y a un homme qui va mourir, et il faut que ce soit vous qui le consoliez. Il faut que vous soyez lĂ quand on lui liera les mains, lĂ quand on lui coupera les cheveux; que vous montiez dans sa charrette avec votre crucifix pour lui cacher le bourreau; que vous soyez cahotĂ© avec lui par le pavĂ© jusqu'Ă la GrĂšve : que vous traversiez avec lui l'horrible foule buveuse de sang; que vous l'embrassiez au pied de l'Ă©chafaud, et que vous restiez jusqu'Ă ce que la tĂȘte soit ici et le corps lĂ .
Alors, qu'on me l'amĂšne, tout palpitant, tout frissonnant de la tĂȘte aux pieds; qu'on me jette entre ses bras, Ă ses genoux; et il pleurera, et nous pleurerons, et il sera Ă©loquent, et je serais consolĂ©, et mon cĆur se dĂ©gonflera dans le sien, et il prendra mon Ăąme, et je prendrais son Dieu.
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Victor Hugo (The Last Day of a Condemned Man)
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Il est sans intĂ©rĂȘt Ă mon sens de discuter sur "our way of life" ou sur celle des Russes. Dans les deux cas, un ensemble de traditions et de coutumes ne constitue pas un ensemble trĂšs structurĂ©. Il est beaucoup plus intelligent de s'interroger pour connaĂźtre les institutions et les traditions utiles ou nuisibles aux hommes, bĂ©nĂ©fiques ou malĂ©fiques pour leur destin. Il faut alors tenter d'utiliser ainsi le meilleur dĂ©sormais reconnu, sans se prĂ©occuper de savoir si on le rĂ©alise actuellement chez nous ou ailleurs.
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Albert Einstein (The World As I See It)
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Tous les hommes honnĂȘtes sont dangereux. Seules, les canailles sont inoffensives... Parce que les canailles nâagissent que par intĂ©rĂȘt, câest-Ă -dire petitement.
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Robert Merle (La mort est mon métier)
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Si c'est un homme, c'est mon prochain, pas mon lointain.
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Ăric-Emmanuel Schmitt (La Part de l'autre)
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Je disais que le monde est absurde et j'allais trop vite. ce monde en lui-mĂȘme n'est pas raisonnable, c'est tout ce qu'on en peut dire. Mais ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce dĂ©sir Ă©perdu de clartĂ© dont l'appel rĂ©sonne au plus profond de l'homme. L'absurde dĂ©pend autant de l'homme que du monde. Il est pour le moment leur seul lien. Il les scelle l'un Ă l'autre comme la haine seule peut river les ĂȘtres. C'est tout ce que je puis discerner clairement dans cet univers sans mesure oĂč mon aventure se poursuit.
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Albert Camus (The Myth of Sisyphus)
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[...] cette annĂ©e, l'anecdote amusante, il y a eu ce lecteur Ă©merveillĂ© qui est venu me couvrir d'Ă©loges parce qu'il me confondait avec mon oncle! L'illustre historien et penseur. Je n'ai pas eu le cĆur de lui dire qu'il se trompait de bonhomme. Il est reparti Ă©bloui d'avoir pu bavarder quelque instants avec le grand homme [...]
- Chronique Medi1 Radio - "Le Maghreb des Livres" 09/02/2015
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Fouad Laroui
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Aux lecteurs:
Amis lecteurs, qui ce livre lisez,
Despouillez vous de toute affection;
Et, le lisant, ne vous scandalisez:
Il ne contient mal ne infection;
Vray est qu'icy peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire;
Aultre argument ne peut mon cueur elire,
Voyant le dueil qui vous mine et consomme
Mieulx est de risque de larmes escripre,
Pour ce que rire est le propre de l'homme.
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François Rabelais (Gargantua and Pantagruel)
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Je suis vivant. Et pendant que je mange, je ne fais rien d'autre que manger. Quand je marcherai, je marcherai, c'est tout. Et s'il faut un jour me battre, n'importe quel jour en vaut un autre pour mourir. Parce que je ne vis ni dans mon passé ni dans mon avenir. Je n'ai que le présent, et c'est lui seul qui m'intéresse. Si tu peux demeurer toujours dans le présent, alors tu seras un homme heureux.
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Paulo Coelho (The Alchemist)
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Il n'y a de gouvernement raisonnable et assuré que l'aristocratique.
Monarchie ou république, basées sur la démocratie, sont également absurdes et faibles.
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Il n'existe que trois ĂȘtres respectables:
Le prĂȘtre, le guerrier, le poĂšte. Savoir, tuer et crĂ©er.
Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-à -dire pour exercer ce qu'on appelle des professions.
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Charles Baudelaire (Mon cĆur mis Ă nu)
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Je cherchais une Ăąme qui et me ressemblĂąt, et je ne pouvais pas la trouver. Je fouillais tous les recoins de la terre; ma persĂ©vĂ©rance Ă©tait inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait quelquâun qui approuvĂąt mon caractĂšre; il fallait quelquâun qui eĂ»t les mĂȘmes idĂ©es que moi. CâĂ©tait le matin; le soleil se leva Ă lâhorizon, dans toute sa magnificence, et voilĂ quâĂ mes yeux se lĂšve aussi un jeune homme, dont la prĂ©sence engendrait les fleurs sur son passage. Il sâapprocha de moi, et, me tendant la main: "Je suis venu vers toi, toi, qui me cherches. BĂ©nissons ce jour heureux." Mais, moi: "Va-tâen; je ne tâai pas appelĂ©: je nâai pas besoin de ton amitiĂ©."
CâĂ©tait le soir; la nuit commençait Ă Ă©tendre la noirceur de son voile sur la nature. Une belle femme, que je ne faisais que distinguer, Ă©tendait aussi sur moi son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion; cependant, elle nâosait me parler. Je dis: "Approche-toi de moi, afin que je distingue nettement les traits de ton visage; car, la lumiĂšre des Ă©toiles nâest pas assez forte, pour les Ă©clairer Ă cette distance." Alors, avec une dĂ©marche modeste, et les yeux baissĂ©s, elle foula lâherbe du gazon, en se dirigeant de mon cĂŽtĂ©. DĂšs que je la vis: "Je vois que la bontĂ© et la justice ont fait rĂ©sidence dans ton coeur: nous ne pourrions pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beautĂ©, qui a bouleversĂ© plus dâune; mais, tĂŽt ou tard, tu te repentirais de mâavoir consacrĂ© ton amour; car, tu ne connais pas mon Ăąme. Non que je te sois jamais infidĂšle: celle qui se livre Ă moi avec tant dâabandon et de confiance, avec autant de confiance et dâabandon, je me livre Ă elle; mais, mets-le dans ta tĂȘte, pour ne jamais lâoublier: les loups et les agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux."
Que me fallait-il donc, Ă moi, qui rejetais, avec tant de dĂ©goĂ»t, ce quâil y avait de plus beau dans lâhumanitĂ©!
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Comte de Lautréamont (Les Chants de Maldoror)
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Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
Non, merci ! Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l'espoir vil de voir, aux lĂšvres d'un ministre,
NaĂźtre un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci ! Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, Ă l'endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?...
Non, merci ! D'une main flatter la chĂšvre au cou
Cependant que, de l'autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler Ă se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ?
Ătre terrorisĂ© par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : "Oh ! pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François" ?...
Non, merci ! Calculer, avoir peur, ĂȘtre blĂȘme,
Préférer faire une visite qu'un poÚme,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais... chanter,
RĂȘver, rire, passer, ĂȘtre seul, ĂȘtre libre,
Avoir l'Ćil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaĂźt, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
Ă tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortßt,
Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, mĂȘme des feuilles,
Si c'est dans ton jardin Ă toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas ĂȘtre obligĂ© d'en rien rendre Ă CĂ©sar,
Vis-Ă -vis de soi-mĂȘme en garder le mĂ©rite,
Bref, dĂ©daignant d'ĂȘtre le lierre parasite,
Lors mĂȘme qu'on n'est pas le chĂȘne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-ĂȘtre, mais tout seul !
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Edmond Rostand (Cyrano de Bergerac)
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Jâai toujours pensĂ© que lâhomme naĂźt avec des goĂ»ts absolus et avec tous les germes de son caractĂšre futur ; son but est prĂ©cisĂ©ment de rĂ©aliser son caractĂšre. Tout le mal vient de ce que les circonstances mettent parfois des obstacles Ă cette rĂ©alisation. Je passais en revue toutes mes mauvaises actions, tous les actes qui autrefois troublaient ma conscience, et je pus constater que tous provenaient du dĂ©saccord entre mon caractĂšre et la vie que jâai menĂ©e.
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Aleksey Apukhtin (Entre la mort et la vie : suivi de Les Archives de la comtesse D*** & Le Journal de Pavlik Dolsky)
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Mon cher ami, pour moi un homme amoureux est rayé du nombre des vivants. Il devient idiot, pas seulement idiot, mais dangereux. Je cesse, avec les gens qui m'aiment d'amour, ou qui le prétendent, toute relation intime, parce qu'ils m'ennuient d'abord, et puis parce qu'ils me sont suspects comme un chien enragé qui peut avoir une crise. Je les mets donc en quarantaine morale jusqu'à ce que leur maladie soit passée. Ne l'oubliez point. Je sais bien que chez vous l'amour n'est autre chose qu'une espÚce d'appétit, tandis que chez moi ce serait, au contraire, une espÚce de... de... de communion des ùmes qui n'entre pas dans la religion des hommes. Vous en comprenez la lettre, et moi l'esprit.
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Guy de Maupassant (Bel-Ami)
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Toute ma vie, j'ai été habitué à ce que les autres se trompent sur mon compte. C'est le lot de tout homme public. Il lui faut une solide cuirasse; car s'il fallait donner des explications pour se justifier quand on se méprend sur vos intentions, la vie deviendrait insupportable. Je me suis fait une rÚgle de ne jamais intervenir pour rectifier ce genre d'erreur, à moins que ne l'exige la cause que je défends. Ce principe m'a épargné bien du temps et bien des tracas.
â
â
Mahatma Gandhi (Non-Violent Resistance (Satyagraha))
â
L'Amour qui n'est pas un mot
Mon Dieu jusqu'au dernier moment
Avec ce coeur dĂ©bile et blĂȘme
Quand on est l'ombre de soi-mĂȘme
Comment se pourrait-il comment
Comment se pourrait-il qu'on aime
Ou comment nommer ce tourment
Suffit-il donc que tu paraisses
De l'air que te fait rattachant
Tes cheveux ce geste touchant
Que je renaisse et reconnaisse
Un monde habité par le chant
Elsa mon amour ma jeunesse
O forte et douce comme un vin
Pareille au soleil des fenĂȘtres
Tu me rends la caresse d'ĂȘtre
Tu me rends la soif et la faim
De vivre encore et de connaĂźtre
Notre histoire jusqu'Ă la fin
C'est miracle que d'ĂȘtre ensemble
Que la lumiĂšre sur ta joue
Qu'autour de toi le vent se joue
Toujours si je te vois je tremble
Comme Ă son premier rendez-vous
Un jeune homme qui me ressemble
M'habituer m'habituer
Si je ne le puis qu'on m'en blĂąme
Peut-on s'habituer aux flammes
Elles vous ont avant tué
Ah crevez-moi les yeux de l'Ăąme
S'ils s'habituaient aux nuées
Pour la premiĂšre fois ta bouche
Pour la premiĂšre fois ta voix
D'une aile Ă la cime des bois
L'arbre frémit jusqu'à la souche
C'est toujours la premiĂšre fois
Quand ta robe en passant me touche
Prends ce fruit lourd et palpitant
Jettes-en la moitié véreuse
Tu peux mordre la part heureuse
Trente ans perdus et puis trente ans
Au moins que ta morsure creuse
C'est ma vie et je te la tends
Ma vie en vérité commence
Le jour que je t'ai rencontrée
Toi dont les bras ont su barrer
Sa route atroce à ma démence
Et qui m'as montré la contrée
Que la bonté seule ensemence
Tu vins au coeur du désarroi
Pour chasser les mauvaises fiĂšvres
Et j'ai flambé comme un geniÚvre
A la Noël entre tes doigts
Je suis né vraiment de ta lÚvre
Ma vie est Ă partir de toi
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Louis Aragon
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« Et ces sauvages ? me demanda Conseil. N'en déplaise à monsieur, ils ne me semblent pas trÚs méchants !
-- Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon.
-- On peut ĂȘtre anthropophage et brave homme, rĂ©pondit Conseil, comme on peut ĂȘtre gourmand et honnĂȘte. L'un n'exclut pas l'autre.
-- Bon ! Conseil, je t'accorde que ce sont d'honnĂȘtes anthropophages, et qu'ils dĂ©vorent honnĂȘtement leurs prisonniers. Cependant, comme je ne tiens pas Ă ĂȘtre dĂ©vorĂ©, mĂȘme honnĂȘtement, je me tiendrai sur mes gardes... »
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Jules Verne (VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS (2))
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Chers Amis,
Ce que vous avez pris pour mes oeuvres nâĂ©tait que les dĂ©chets de moi-mĂȘme, ces raclures de lâĂąme que lâhomme normal nâaccueille pas.
Que mon mal depuis lors ait reculĂ© ou avancĂ©, la question pour moi nâest pas lĂ , elle est dans la douleur et la sidĂ©ration persistante de mon esprit.
Me voici de retour Ă M..., oĂč jâai retrouvĂ© la sensation dâengourdissement et de vertige, ce besoin brusque et fou de sommeil, cette perte soudaine de mes forces avec un sentiment de vaste douleur, dâabrutissement instantanĂ©.
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Antonin Artaud (L'Ombilic des Limbes: suivi de Le PĂšse-nerfs et autres textes)
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« Un homme trĂšs croyant priait chaque jour son Dieu, puis un jour il perdit beaucoup dâargent et se mit Ă prier Dieu pour gagner au loto⊠Au bout de nombreuses annĂ©es, lâhomme mourut et comme il Ă©tait un croyant rempli de ferveur, il rencontra Dieu. Il lui dit alors : âDieu, pourquoi ne mâas-tu pas aidĂ© pour gagner au loto au moment oĂč jâen avais le plus besoin alors que je tâai toujours servi avec ferveur ?â Et Dieu lui rĂ©pondit : âMon fils je nâaurais pas demandĂ© mieux que de tâaider mais encore eut-il fallu que tu achĂštes un billet du loto.â »
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Anne Meurois-Givaudan (Petit manuel pour un grand passage)
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Et Ă prĂ©sent, faites le calcul, dit le professeur Wagner. â En travaillant avec mes deux hĂ©misphĂšres cĂ©rĂ©braux, je double ma production. En travaillait vingt-quatre heures au lieu de huit, je triple mon temps de travail. Cela signifie que je travaille pour six, et, de plus, sans aucun dommage pour la santĂ©. Par consĂ©quent, pour trente ans de travail dans sa vie, un homme sera en mesure dâeffectuer le travail de cent quatre-vingt annĂ©es. Pour le dire encore autrement, Ă chaque demi-siĂšcle, lâhumanitĂ© avancera autant sur la route du progrĂšs quâen trois siĂšcles !!
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Alexandre BeliaĂŻev (L'homme qui ne dormait pas)
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- Je m'en vais, me susurra Swann. Et, ce soir, demain et les jours d'aprĂšs peut-ĂȘtre, quand tu mettras un homme ou deux dans ton lit pour essayer de te convaincre que ce qu'on a partagĂ© n'est pas si diffĂ©rent, dis-toi qu'ils n'auront jamais aucune importance. Alors que moi... Ă©coute bien ça, Dorian, oĂč que tu croies t'ĂȘtre rĂ©fugiĂ©... moi, j'en ai. Que tu le veuilles ou non et quoique tu me caches encore, quoique tu refuses d'avouer, quels que soient les tourments dans lesquels tu plonges trop souvent, je compte et tu le sais.. Alors mens-toi encore un peu si tu en as besoin. Mens-toi, mon cĆur.
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Lily Haime (Ainsi battent les cĆurs amoureux)
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La psychanalyse prend aujourd'hui, comme toutes nos idées, une forme aberrante totalitaire ; elle cherche à nous enfermer dans le carcan de ses propres perversions. Elle a occupé le terrain laissé libre par les superstitions, se voile habilement dans un jargon de sémantique qui fabrique ses propres éléments d'analyse et attire la clientÚle par des moyens d'intimidation et de chantage psychiques, un peu comme ces racketters américains qui vous imposent leur protection.
Je laisse donc volontiers aux charlatans et aux détraqués qui nous commandent dans tant de domaines le soin d'expliquer mon sentiment pour ma mÚre par quelque enflure pathologique : étant donné ce que la liberté, la fraternité et les plus nobles aspirations de l'homme sont devenues entre leurs mains, je ne vois pas pourquoi la simplicité de l'amour filial ne se déformerait pas dans leurs cervelles malades à l'image du reste.
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Romain Gary (Promise at Dawn)
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Je ne mĂ©prise pas les hommes. Si je le faisais, je n'aurais aucun droit, ni aucune raison, d'essayer de les gouverner. Je les sais vains, ignorants, avides, inquiets, capables de presque tout pour rĂ©ussir, pour se faire valoir, mĂȘme Ă leurs propres yeux, ou tout simplement pour Ă©viter de souffrir. Je le sais : je suis comme eux, du moins par moment, ou j'aurais pu l'ĂȘtre. Entre autrui et moi, les diffĂ©rences que j'aperçois sont trop nĂ©gligeables pour compter dans l'addition finale. Je m'efforce donc que mon attitude soit aussi Ă©loignĂ©e de la froide supĂ©rioritĂ© du philosophe que l'arrogance du CĂ©sar.
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Marguerite Yourcenar (Memoirs of Hadrian)
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Il paraĂźt qu'Ă soixante-dix ans, c'est le meilleur souvenir qu'il vous reste. Le sexe. C'est ma grand-mĂšre qui m'a dit ça. Elle m'a dit, tu sais quand on a mon Ăąge, les plus beaux souvenirs qu'il vous reste ce sont les nuits d'amour. C'est ses mots Ă elle, mais je sais bien ce que ça veut dire. Ăa veut dire qu'il n'y a rien de tel, aprĂšs avoir bien pris son pied, que de se coller contre un homme en lui tenant la bite encore toute chaude comme un petit Ă©cureuil endormi. Tricote-toi des souvenirs, elle me dit, ma grand-mĂšre, alors moi, je fais comme elle me dit et je me tricote des souvenirs pour me faire des pulls et des pulls pour quand je serai vieille et que j'aurai toujours froid. Parce que les vieux, ils ont toujours froid. Ils ont froid de ne plus pouvoir vivre les choses. C'est ça, qui donne froid, c'est de plus pouvoir s'assouvir, de plus pouvoir se donner Ă fond Ă ce qu'on a envie de vivre.
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David Thomas (La Patience des buffles sous la pluie)
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Vieux bureaucrate, mon camarade ici prĂ©sent, nul jamais ne t'a fait Ă©vader et tu n'en es point responsable. Tu as construit ta paix Ă force d'aveugler de ciment, comme le font les termites, toutes les Ă©chappĂ©es vers la lumiĂšre. Tu t'es roulĂ© en boule dans ta sĂ©curitĂ© bourgeoise, tes routines, les rites Ă©touffants de ta vie provinciale, tu as Ă©levĂ© cet humble rempart contre les vents et les marĂ©es et les Ă©toiles. Tu ne veux point t'inquiĂ©ter des grands problĂšmes, tu as eu bien assez de mal Ă oublier ta condition d'homme. Tu n'es point l'habitant d'une planĂšte errante, tu ne te poses point de questions sans rĂ©ponse : tu es un petit bourgeois de Toulouse. Nul ne t'a saisi par les Ă©paules quand il Ă©tait temps encore. Maintenant, la glaise dont tu es formĂ© a sĂ©chĂ©, et s'est durcie, et nul en toi ne saurait dĂ©sormais rĂ©veiller le musicien endormi ou le poĂšte, ou l'astronome qui peut-ĂȘtre t'habitait d'abord.
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Antoine de Saint-Exupéry (Wind, Sand and Stars)
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Je n'ai jamais Ă©crit que les histoires d'un homme sans passĂ© : les hĂ©ros de mes livres sont les produits d'une Ă©poque d'immĂ©diatetĂ©, paumĂ©s dans un prĂ©sent dĂ©racinĂ© - transparents habitants d'un monde oĂč les Ă©motions sont Ă©phĂ©mĂšres comme des papillons, oĂč l'oubli protĂšge de la douleur. Il est possible, j'en suis la preuve, de ne garder en mĂ©moire que quelques bribes de son enfance, et encore la plupart sont fausses, ou façonnĂ©es a posteriori. Pareille amnĂ©sie est encouragĂ©e par notre sociĂ©tĂ© : mĂȘme le futur antĂ©rieur est en voie de disparition grammaticale. Mon handicap sera bientĂŽt banal; mon cas va devenir une gĂ©nĂ©ralitĂ©.
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Frédéric Beigbeder
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Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet, sans me compromettre, Ă©tait mon Contesseur. AussitĂŽt je pris mon parti; je surmontai ma petite honte; et me vantant d'une faute que je n'avais pas commise, je m'accusai d'avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut mon expression; mais en parlant ainsi je ne savais en vĂ©ritĂ© quelle idĂ©e j'exprimais. Mon espoir ne fut ni tout Ă fait trompĂ©, ni entiĂšrement rempli; la crainte de me trahir m'empĂȘchait de m'Ă©clairer : mais le bon PĂšre me fit le mal si grand que j'en conclus que le plaisir devait ĂȘtre extrĂȘme; et au dĂ©sir de le connaitre succĂ©da celui de le goĂ»ter.
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Pierre Choderlos de Laclos (Les Liaisons dangereuses)
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Fusil braqué, le milicien franchit le seuil à sa suite, se baissa sans le quitter des yeux pour ramasser le poignard...
...et s'écroula dans une explosion de viande, de sauce et de riz.
Bétina, tapie derriÚre la porte, lui avait fracassé sur le crùne la lourde marmite en fonte contenant le repas de Barthélemy.
L'homme poussa un bref grognement et ne bougea plus.
En le découvrant étendu à ses pieds, Bétina se plaqua les mains sur la bouche, le visage horrifié.
- Il n'est pas mort, la rassura Natan. Il est juste...
- Mon cari vanille, gémit Bétina. Il cuisait depuis l'aube !
Natan leva les yeux au ciel et se glissa dans la derniĂšre piĂšce.
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Pierre Bottero (Le MaĂźtre des TempĂȘtes (L'Autre, #2))
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Le camion n'est plus qu'un point. Je suis seul. Les montagnes m'apparaissent plus sĂ©vĂšres. Le paysage se rĂ©vĂšle, intense. Le pays me saute au visage. c'est fou ce que l'homme accapare l'attention de l'homme. La prĂ©sence des autres affadit le monde. La solitude est cette conquĂȘte qui rend jouissance des choses.
Il fait -33°. Le camion s'est fondu Ă la brume. Le silence descend du ciel sous la forme de petits copeaux blancs. Ătre seul, c'est entendre le silence. Une rafale. Le grĂ©sil brouille la vue. Je pousse un hurlement. J'Ă©carte les bras, tends mon visage au vide glacĂ© et rentre au chaud.
J'ai atteint le débarcadÚre de ma vie.
Je vais enfin savoir si j'ai une vie intérieure.
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Sylvain Tesson (Dans les forĂȘts de SibĂ©rie)
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A un moment jâai mĂȘme laissĂ© Ă©chapper un son qui sâest prolongĂ© malgrĂ© moi en prenant de plus en plus de force, un son qui avait attendu ce jour prĂ©cis pour partir du fond de mes annĂ©es de tĂ©nĂšbres Ă mal aimer des hommes qui mâont mal aimĂ©e en retour et recouvrir ta poitrine comme une brĂ»lure ; câĂ©tait dâabord un son rauque et traĂźnant, une plainte animale qui nâavait rien du sanglot et qui en un vĂ©ritable appel Ă la mort. A ce moment tout sâest arrĂȘtĂ©, je me suis soudain rappelĂ© cette mĂȘme scĂšne vĂ©cu avec toi alors quâon venait de se rencontrer ; ce hurlement avait dĂ©jĂ eu lieu et sa rĂ©pĂ©tition implacable mâa fait taire une fois pour toute. A ce moment aussi tu tâes Ă©cartĂ© de moi, sans doute pour la mĂȘme raison, tu tâes levĂ© dans une brusquerie qui a dĂ©logĂ© OrĂ©o de la chaise de ton bureau. Ne voulant pas te regarder dans les yeux, jâai regardĂ© tes pieds. Mon hurlement avait tracĂ© une ligne infranchissable entre nous, en hurlant je venais de sonner le glas de notre histoire. Tu as dit des paroles que tu avais dĂ©jĂ prononcĂ©es en dâautres circonstances et je suis partie, je savais que plus jamais on ne se reparlerait.
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Nelly Arcan (Folle)
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Je me mis dĂšs lors Ă lire avec aviditĂ© et bientĂŽt la lecture fut ma passion. Tous mes nouveaux besoins, toutes mes aspirations rĂ©centes, tous les Ă©lans encore vagues de mon adolescence qui sâĂ©levaient dans mon Ăąme dâune façon si troublante et qui Ă©taient provoquĂ©s par mon dĂ©veloppement si prĂ©coce, tout cela, soudainement, se prĂ©cipita dans une direction, parut se satisfaire complĂštement de ce nouvel aliment et trouver lĂ son cours rĂ©gulier. BientĂŽt mon cĆur et ma tĂȘte se trouvĂšrent si charmĂ©s, bientĂŽt ma fantaisie se dĂ©veloppa si largement, que jâavais lâair dâoublier tout ce qui mâavait entourĂ©e jusquâalors. Il semblait que le sort lui mĂȘme mâarrĂȘtĂąt sur le seuil de la nouvelle vie dans laquelle je me jetais, Ă laquelle je pensais jour et nuit, et, avant de mâabandonner sur la route immense, me faisait gravir une hauteur dâoĂč je pouvais contempler lâavenir dans un merveilleux panorama, sous une perspective brillante, ensorcelante. Je me voyais destinĂ©e Ă vivre tout cet avenir en lâapprenant dâabord par les livres ; de vivre dans les rĂȘves, les espoirs, la douce Ă©motion de mon esprit juvĂ©nile. Je commençai mes lectures sans aucun choix, par le premier livre qui me tomba sous la main. Mais, le destin veillait sur moi. Ce que jâavais appris et vĂ©cu jusquâĂ ce jour Ă©tait si noble, si austĂšre, quâune page impure ou mauvaise nâeĂ»t pu dĂ©sormais me sĂ©duire. Mon instinct dâenfant, ma prĂ©cocitĂ©, tout mon passĂ© veillaient sur moi ; et maintenant ma conscience mâĂ©clairait toute ma vie passĂ©e.
En effet, presque chacune des pages que je lisais mâĂ©tait dĂ©jĂ connue, semblait dĂ©jĂ vĂ©cue, comme si toutes ces passions, toute cette vie qui se dressaient devant moi sous des formes inattendues, en des tableaux merveilleux, je les avais dĂ©jĂ Ă©prouvĂ©es.
Et comment pouvais-je ne pas ĂȘtre entraĂźnĂ©e jusquâĂ lâoubli du prĂ©sent, jusquâĂ lâoubli de la rĂ©alitĂ©, quand, devant moi dans chaque livre que je lisais, se dressaient les lois dâune mĂȘme destinĂ©e, le mĂȘme esprit dâaventure qui rĂšgnent sur la vie de lâhomme, mais qui dĂ©coulent de la loi fondamentale de la vie humaine et sont la condition de son salut et de son bonheur ! Câest cette loi que je soupçonnais, que je tĂąchais de deviner par toutes mes forces, par tous mes instincts, puis presque par un sentiment de sauvegarde. On avait lâair de me prĂ©venir, comme sâil y avait en mon Ăąme quelque chose de prophĂ©tique, et chaque jour lâespoir grandissait, tandis quâen mĂȘme temps croissait de plus en plus mon dĂ©sir de me jeter dans cet avenir, dans cette vie. Mais, comme je lâai dĂ©jĂ dit, ma fantaisie lâemportait sur mon impatience, et, en vĂ©ritĂ©, je nâĂ©tais trĂšs hardie quâen rĂȘve ; dans la rĂ©alitĂ©, je demeurais instinctivement timide devant lâavenir.
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Fyodor Dostoevsky (Netochka Nezvanova)
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Ce supplice que lui infligeait ma grand'tante, le spectacle des vaines priĂšres de ma grand'mĂšre et de sa faiblesse, vaincue d'avance, essayant inutilement d'ĂŽter Ă mon grand-pĂšre le verre Ă liqueur, c'Ă©tait de ces choses Ă la vue desquelles on s'habitue plus tard jusqu'Ă les considĂ©rer en riant et Ă prendre le parti du persĂ©cuteur assez rĂ©solument et gaiement pour se persuader Ă soi-mĂȘme qu'il ne s'agit pas de persĂ©cution; elles me causaient alors une telle horreur que j'aurais aimĂ© battre ma grand'tante. Mais dĂšs que j'entendais: "Bathilde, viens donc empĂȘcher ton mari de boire du cognac!" dĂ©jĂ homme par la lĂąchetĂ©, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; (âŠ)
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Marcel Proust
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Et qu'as-tu à donner, pauvre démon ? L'esprit d'un homme en ses hautes inspirations fut-il jamais conçu par tes pareils ? Tu n'as que des aliments qui ne rassasient pas ; de l'or pùle, qui sans cesse s'écoule des mains comme le vif-argent; un jeu auquel on ne gagne jamais ; une fille qui jusque dans mes bras fait les yeux doux à mon voisin ; l'honneur, belle divinité qui s'évanouit comme un météore.
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Johann Wolfgang von Goethe (Faust)
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Ma vie est un rouage montĂ© qui tourne rĂ©guliĂšrement. Ce que je fais aujourdâhui, je le ferai demain, je lâai fait hier. Jâai Ă©tĂ© le mĂȘme homme il y a dix ans. Il sâest trouvĂ© que mon organisation est un systĂšme ; le tout sans parti pris de soi-mĂȘme, par la pente des choses qui fait que lâours blanc habite les glaces et que le chameau marche sur le sable. Je suis un homme-plume. Je sens par elle, Ă cause dâelle, par rapport Ă elle et beaucoup plus avec elle.
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Gustave Flaubert (GUSTAVE FLAUBERT: Correspondance - Tome 2 -1851-1858 (French Edition))
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Quand jâen rencontrais une qui me paraissait un peu lucide, je faisais lâexpĂ©rience sur elle de mon dessin numĂ©ro 1 que jâai toujours conservĂ©. Je voulais savoir si elle Ă©tait vraiment
comprĂ©hensive. Mais toujours elle me rĂ©pondait : « Câest un chapeau. » Alors je ne lui parlais ni de serpents boas, ni de forĂȘts vierges, ni dâĂ©toiles. Je me mettais Ă sa portĂ©e. Je lui parlais de bridge, de golf, de politique et de cravates. Et la grande personne Ă©tait bien contente de connaĂźtre un homme aussi raisonnable.
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Antoine de Saint-Exupéry
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Je suis encore un homme jeune, et pourtant, quand je songe Ă ma vie, câest comme une bouteille dans laquelle on aurait voulu faire entrer plus quâelle ne peut contenir. Est-ce le cas pour toute vie humaine, ou suis-je nĂ© dans une Ă©poque qui repousse toute limite et qui bat les existences comme les cartes dâun grand jeu de hasard ?
Moi, je ne demandais pas grand-chose. J'aurais aimĂ© ne jamais quitter le village. Les montagnes, les bois, nos riviĂšres, tout cela mâaurait suffi. Jâaurais aimĂ© ĂȘtre tenu loin de la rumeur du monde, mais autour de moi bien des peuples se sont entretuĂ©s. Bien des pays sont morts et ne sont plus que des noms dans les livres dâHistoire. Certains en ont dĂ©vorĂ© dâautres, les ont Ă©ventrĂ©s, violĂ©s, souillĂ©s. Et ce qui est juste nâa pas toujours triomphĂ© de ce qui est sale.
Pourquoi ai-je dĂ», comme des milliers dâautres hommes, porter une croix que je nâavais pas choisie, endurer un calvaire qui nâĂ©tait pas fait pour mes Ă©paules et qui ne me concernait pas? Qui a donc dĂ©cidĂ© de venir fouiller mon obscure existence, de dĂ©terrer ma maigre tranquillitĂ©, mon anonymat gris, pour me lancer comme une boule folle et minuscule dans un immense jeu de quilles? Dieu? Mais alors, sâIl existe, sâIl existe vraiment, quâIl se cache. QuâIl pose Ses deux mains sur Sa tĂȘte, et quâIl la courbe. Peut-ĂȘtre, comme nous l'apprenait jadis Peiper, que beaucoup dâhommes ne sont pas dignes de Lui, mais aujourdâhui je sais aussi quâIl n'est pas digne de la plupart dâentre nous, et que si la crĂ©ature a pu engendrer lâhorreur câest uniquement parce que son CrĂ©ateur lui en a soufflĂ© la recette.
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Philippe Claudel (Brodeck)
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Ma langue maternelle fut une langue infirme. Ce patois judĂ©o-arabe de Tunis, truffĂ© de mots hĂ©breux, italiens, français, mal compris des Musulmans, totalement ignorĂ© des autres, m'abondonnais dĂšs que je quittais les ruelles du ghetto. Au-delĂ des Ă©motions simples, du boire et du manger, dans cet univers politique, technique et intellectuel que je rĂȘvais de conquĂ©rir, il perdait tout efficacitĂ©. Par bonheur, l'Ă©cole primaire me fit don du français. C'Ă©tait un cadeau intimidant, exigeant et difficile Ă manier; c'Ă©tait en outre la langue du Colonisateur. Mais prĂ©cisĂ©ment, ce superbe instrument, magnifiquement au point, exprimait tout et ouvrait toutes les portes. Le degrĂ© de culture, le prestige intellectuel, la rĂ©ussite sociale se mesurait Ă l'assurance dans le maniement de la langue du vainqueur. J'acceptai joyeusement le pari et l'enjeu: avec ma mĂšre, qui ne comprenait pas le français,je parlerais la langue de mon enfance; dans la rue, dans ma profession, je serais un Occidental. C'Ă©tait affaire d'organisation intĂ©rieure. AprĂšs tout, je ne serais pas le seul homme sur terre Ă ne pas connaitre une parfaite unitĂ©.
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Albert Memmi (La libération du Juif)
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Il n'y a que les imbĂ©ciles qui ne soient pas gourmands. On est gourmand comme on est artiste, comme on est instruit, comme on est poĂšte. Le goĂ»t, mon cher, c'est un organe dĂ©licat, perfectible et respectable comme lâĆil et l'oreille. Manquer de goĂ»t, c'est ĂȘtre privĂ© d'une facultĂ© exquise, de la facultĂ© de discerner la qualitĂ© des aliments, comme on peut ĂȘtre privĂ© de celle de discerner les qualitĂ©s d'un livre ou d'une oeuvre d'art ; c'est ĂȘtre privĂ© d'un sens essentiel, d'une partie de la supĂ©rioritĂ© humaine ; c'est appartenir Ă une des innombrables classes d'infirmes, de disgraciĂ©s et de sots dont se compose notre race ; c'est avoir la bouche bĂȘte, en un mot, comme on a l'esprit bĂȘte. Un homme qui ne distingue pas une langouste d'un homard, d'un hareng, cet admirable poisson qui porte en lui toutes les saveurs, tous les arĂŽmes de la mer, d'un maquereau ou d'un merlan, et une poire crassane d'une duchesse, est comparable Ă celui qui cofonderait Balzac avec EugĂšne Sue, une symphonie de Beethoven avec une marche militaire d'un chef de musique de rĂ©giment, et l'Apollon du BelvĂ©dĂšre avec la statue du gĂ©nĂ©ral Blanmont !
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Guy de Maupassant
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«Regardez, regardez, continua le comte en saisissant chacun des deux jeunes gens par la main, regardez, car, sur mon Ăąme, c'est curieux, voilĂ un homme qui Ă©tait rĂ©signĂ© Ă son sort, qui marchait Ă l'Ă©chafaud, qui allait mourir comme un lĂąche, c'est vrai, mais enfin il allait mourir sans rĂ©sistance et sans rĂ©crimination: savez-vous ce qui lui donnait quelque force? savez-vous ce qui le consolait? savez-vous ce qui lui faisait prendre son supplice en patience? c'est qu'un autre partageait son angoisse; c'est qu'un autre allait mourir comme lui; c'est qu'un autre allait mourir avant lui! Menez deux moutons Ă la boucherie, deux bĆufs Ă l'abattoir, et faites comprendre Ă l'un d'eux que son compagnon ne mourra pas, le mouton bĂȘlera de joie, le bĆuf mugira de plaisir mais l'homme, l'homme que Dieu a fait Ă son image, l'homme Ă qui Dieu a imposĂ© pour premiĂšre, pour unique, pour suprĂȘme loi, l'amour de son prochain, l'homme Ă qui Dieu a donnĂ© une voix pour exprimer sa pensĂ©e, quel sera son premier cri quand il apprendra que son camarade est sauvĂ©? un blasphĂšme. Honneur Ă l'homme, ce chef-d'Ćuvre de la nature, ce roi de la crĂ©ation!»
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Alexandre Dumas (Le Comte de Monte-Cristo, Tome II (The Count of Monte Cristo, part 2 of 4))
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L'Horloge
Horloge! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit: "Souviens-toi!
Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d'effroi
Se planteront bientĂŽt comme dans une cible;
Le plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote: Souviens-toi! - Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde!
Remember! Souviens-toi, prodigue! Esto memor!
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folĂątre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lĂącher sans en extraire l'or!
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, Ă tout coup! c'est la loi.
Le jour décroßt; la nuit augmente; souviens-toi!
Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.
TantĂŽt sonnera l'heure oĂč le divin Hasard,
OĂč l'auguste Vertu, ton Ă©pouse encor vierge,
OĂč le repentir mĂȘme (oh! la derniĂšre auberge!),
OĂč tout te dira: Meurs, vieux lĂąche! il est trop tard!
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Charles Baudelaire (Les Fleurs du Mal)
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Jesentais que jâagissais ridiculement et que par ma folie jâoffensais Ă jamais, mortellement, un homme plein de bontĂ© pour moi ; je me rendais compte que je brisais ma vie, mais que mâimportait lâamitiĂ©, que mâimportait lâexistence, au prix de lâimpatience que jâavais de sentir encore une fois tes lĂšvres et dâentendre monter vers moi tes paroles de tendresse? Câest ainsi que je tâai aimĂ©; je peux le dire, Ă prĂ©sent que tout est passĂ©, que tout est fini. Et je crois que si tu mâappelais sur mon lit de mort, je trouverais encore la force de me lever et dâaller te rejoindre.
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Stefan Zweig (Letter from an Unknown Woman and Other Stories)
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« Dans nos Ă©coles on nous enseigne le doute et lâart dâoublier. Avant tout lâoubli de ce qui est personnel et localisĂ©. »
« â Personne ne peut lire deux mille livres. Depuis quatre siĂšcles que je vis je nâai pas dĂ» en lire plus dâune demi-douzaine. Dâailleurs ce qui importe ce nâest pas de lire mais de relire. Lâimprimerie, maintenant abolie, a Ă©tĂ© lâun des pires flĂ©aux de lâhumanitĂ©, car elle a tendu Ă multiplier jusquâau vertige des textes inutiles.
â De mon temps Ă moi, hier encore, rĂ©pondis-je, triomphait la superstition que du jour au lendemain il se passait des Ă©vĂ©nements quâon aurait eu honte dâignorer. »
« â Ă cent ans, lâĂȘtre humain peut se passer de lâamour et de lâamitiĂ©. Les maux et la mort involontaire ne sont plus une menace pour lui. Il pratique un art quelconque, il sâadonne Ă la philosophie, aux mathĂ©matiques ou bien il joue aux Ă©checs en solitaire. Quand il le veut, il se tue. MaĂźtre de sa vie, lâhomme lâest aussi de sa mort[30].
â Il sâagit dâune citation ? lui demandai-je.
â Certainement. Il ne nous reste plus que des citations. Le langage est un systĂšme de citations. »
Extrait de: Borges,J.L. « Le livre de sable. » / Utopie dâun homme qui est fatiguĂ©
â
â
Jorge Luis Borges (The Book of Sand and Shakespeare's Memory)
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vous connaissez la matiĂšre Ă fond. Je ne redoute quâune chose pour le livre, câest votre indulgence. Car enfin, ces gredins-lĂ nâaiment pas lâart. Ă propos de titres, vous mâaviez promis de mâen trouver un pour mon roman, Ă moi, voici celui que jâai adoptĂ©, en dĂ©sespoir de cause : LâĂducation sentimentale, Histoire dâun jeune homme Je ne dis pas quâil soit bon. Mais jusquâĂ prĂ©sent câest celui qui rend le mieux la pensĂ©e du livre. Cette difficultĂ© de trouver un bon titre me fait croire que lâidĂ©e de lâĆuvre (ou plutĂŽt sa conception) nâest pas claire ? Jâai bien envie de vous en lire la fin.
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Gustave Flaubert (GUSTAVE FLAUBERT Correspondance: Tome 4 -1869-1875 (French Edition))
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finalement, éperdu d'amour et au comble de la frénésie érotique, je m'assis dans l'herbe et j'enlevai un de mes souliers en caoutchouc.
â Je vais le manger pour toi, si tu veux. Si elle le voulait I Ha! Mais bien sĂ»r qu'elle le voulait, voyons! C'Ă©tait une vraie petite femme. --- Elle posa son cerceau par terre et s'assit sur ses ta-lons. Je crus voir dans ses yeux une lueur d'estime. Je n'en demandais pas plus. Je pris mon canif et enta-mai le caoutchouc. Elle me regardait faire.
â Tu vas le manger cru ?
â Oui.
J'avalai un morceau, puis un autre. Sous son regard enfin admiratif, je me sentais devenir vraiment un homme. Et j'avais raison. Je venais de faire mon apprentissage. J'entamai le caoutchouc encore plus profondĂ©ment, soufflant un peu, entre les bouchĂ©es, et je continuai ainsi un bon moment, jusqu'Ă ce qu'une sueur froide me montĂąt au front. Je continuai mĂȘme un peu au-delĂ , serrant les dents, luttant contre la nausĂ©e, ramassant toutes mes forces pour demeurer sur le terrain, comme il me fallut le faire tant de fois, depuis, dans mon mĂ©tier d'homme.
Je fus trÚs malade, on me transporta à l'hÎpital, ma mÚre sanglotait, Aniela hurlait, les filles de l'atelier geignaient, pendant qu'on me mettait sur un brancard dans l'ambulance. J'étais trÚs fier de moi.
Mon amour d'enfant m'inspira vingt ans plus tard mon premier roman Ăducation europĂ©enne, et aussi certains passages du Grand Vestiaire.
Pendant longtemps, Ă travers mes pĂ©rĂ©grinations, j'ai transportĂ© avec moi un soulier d'enfant en caoutchouc, entamĂ© au couteau. J'avais vingt-cinq ans, puis trente, puis quarante, mais le soulier Ă©tait toujours lĂ , Ă portĂ©e de la main. J'Ă©tais toujours prĂȘt Ă m'y attabler, Ă donner, une fois de plus, le meilleur de moi-mĂȘme. Ăa ne s'est pas trouvĂ©. Finalement, j'ai abandonnĂ© le soulier quelque part derriĂšre moi. On ne vit pas deux fois.
(La promesse de l'aube, ch. XI)
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Romain Gary (Promise at Dawn)
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L'homme qui se juge supĂ©rieur, infĂ©rieur ou Ă©gal Ă un autre ne comprend pas la rĂ©alitĂ©. Cette idĂ©e-lĂ n'a peut-ĂȘtre de sens que dans le cadre d'une doctrine qui considĂšre le "moi" comme une illusion et, Ă moins d'y adhĂ©rer, mille contre-exemples se pressent, tout notre systĂšme de pensĂ©e repose sur une hiĂ©rarchie des mĂ©rites selon laquelle, disons, le Mahatma Gandhi est une figure humaine plus haute que le tueur pĂ©dophile Marc Dutroux. Je prends Ă dessein un exemple peu contestable, beaucoup de cas se discutent, les critĂšres varient, par ailleurs les bouddhistes eux-mĂȘmes insistent sur la nĂ©cessitĂ© de distinguer, dans la conduite de la vie, l'homme intĂšgre du dĂ©pravĂ©. Pourtant, et bien que je passe mon temps Ă Ă©tablir de telles hiĂ©rarchies, bien que comme Limonov je ne puisse pas rencontrer un de mes semblables sans me demander plus ou moins consciemment si je suis au-dessus ou au-dessous de lui et en tirer soulagement ou mortification, je pense que cette idĂ©e - je rĂ©pĂšte : "L'homme qui se juge supĂ©rieur, infĂ©rieur ou Ă©gal Ă un autre, ne comprends pas la rĂ©alitĂ©" est le sommet de la sagesse et qu'une vie ne suffit pas Ă s'en imprĂ©gner, Ă la digĂ©rer, Ă se l'incorporer, en sorte qu'elle cesse d'ĂȘtre une idĂ©e pour informer le regard et l'action en toutes circonstances. Faire ce livre, pour moi, est une façon bizarre d'y travailler. (p. 227-228)
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Emmanuel CarrĂšre (Limonov)
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Cette sociĂ©tĂ©, que j'ai remarquĂ©e la premiĂšre dans ma vie, est aussi la premiĂšre qui ait disparu Ă mes yeux. J'ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bĂ©nĂ©diction, le rendre peu Ă peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J'ai vu ma grand'mĂšre forcĂ©e de renoncer Ă son quadrille, faute des partners accoutumĂ©s; j'ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies, jusqu'au jour oĂč mon aĂŻeule tomba la derniĂšre. Elle et sa sĆur s'Ă©taient promis de s'entre-appeler aussitĂŽt que l'une aurait devancĂ© l'autre; elles se tinrent parole, et madame de BedĂ©e ne survĂ©cut que peu de mois Ă mademoiselle de Boisteilleul.
Je suis peut-ĂȘtre le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existĂ©. Vingt fois, depuis cette Ă©poque, j'ai fait la mĂȘme observation; vingt fois des sociĂ©tĂ©s se sont formĂ©es et dissoutes autour de moi. Cette impossibilitĂ© de durĂ©e et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s'empare de notre tombe et s'Ă©tend de lĂ sur notre maison, me ramĂšnent sans cesse Ă la nĂ©cessitĂ© de l'isolement.
Toute main est bonne pour nous donner le verre d'eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fiĂšvre de la mort. Ah! qu'elle ne nous soit pas trop chĂšre! car comment abandonner sans dĂ©sespoir la main que l'on a couverte de baisers et que l'on voudrait tenir Ă©ternellement sur son cĆur?
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François-René de Chateaubriand (Mémoires d'Outre-Tombe)
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Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, lâodeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altĂ©rĂ© dans lâeau dâune source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans lâair.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que jâentends dans tes cheveux ! Mon Ăąme voyage sur le parfum comme lâĂąme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rĂȘve, plein de voilures et de mĂątures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, oĂč lâespace est plus bleu et plus profond, oĂč lâatmosphĂšre est parfumĂ©e par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
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Charles Baudelaire
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L'Art dâavoir toujours raison La dialectique 1 Ă©ristique est lâart de disputer, et ce de telle sorte que lâon ait toujours raison, donc per fas et nefas (câest-Ă -dire par tous les moyens possibles)2. On peut en effet avoir objectivement raison quant au dĂ©bat lui-mĂȘme tout en ayant tort aux yeux des personnes prĂ©sentes, et parfois mĂȘme Ă ses propres yeux. En effet, quand mon adversaire rĂ©fute ma preuve et que cela Ă©quivaut Ă rĂ©futer mon affirmation elle-mĂȘme, qui peut cependant ĂȘtre Ă©tayĂ©e par dâautres preuves â auquel cas, bien entendu, le rapport est inversĂ© en ce qui concerne mon adversaire : il a raison bien quâil ait objectivement tort. Donc, la vĂ©ritĂ© objective dâune proposition et la validitĂ© de celle-ci au plan de lâapprobation des opposants et des auditeurs sont deux choses bien distinctes. (C'est Ă cette derniĂšre que se rapporte la dialectique.) DâoĂč cela vient-il ? De la mĂ©diocritĂ© naturelle de lâespĂšce humaine. Si ce nâĂ©tait pas le cas, si nous Ă©tions fonciĂšrement honnĂȘtes, nous ne chercherions, dans tout dĂ©bat, quâĂ faire surgir la vĂ©ritĂ©, sans nous soucier de savoir si elle est conforme Ă lâopinion que nous avions dâabord dĂ©fendue ou Ă celle de lâadversaire : ce qui nâaurait pas dâimportance ou serait du moins tout Ă fait secondaire. Mais câest dĂ©sormais lâessentiel. La vanitĂ© innĂ©e, particuliĂšrement irritable en ce qui concerne les facultĂ©s intellectuelles, ne veut pas accepter que notre affirmation se rĂ©vĂšle fausse, ni que celle de lâadversaire soit juste. Par consĂ©quent, chacun devrait simplement sâefforcer de nâexprimer que des jugements justes, ce qui devrait inciter Ă penser dâabord et Ă parler ensuite. Mais chez la plupart des hommes, la vanitĂ© innĂ©e sâaccompagne dâun besoin de bavardage et dâune malhonnĂȘtetĂ© innĂ©e. Ils parlent avant dâavoir rĂ©flĂ©chi, et mĂȘme sâils se rendent compte aprĂšs coup que leur affirmation est fausse et quâils ont tort, il faut que les apparences prouvent le contraire. Leur intĂ©rĂȘt pour la vĂ©ritĂ©, qui doit sans doute ĂȘtre gĂ©nĂ©ralement lâunique motif les guidant lors de lâaffirmation dâune thĂšse supposĂ©e vraie, sâefface complĂštement devant les intĂ©rĂȘts de leur vanité : le vrai doit paraĂźtre faux et le faux vrai.
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Arthur Schopenhauer (L'art d'avoir toujours raison (La Petite Collection))
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Voisine
Je peux rester des aprĂšs-midi entiers Ă regarder cette fille, cachĂ© derriĂšre mon rideau. Je me demande ce qu'elle peut Ă©crire sur son ordinateur. A quoi elle pense quand elle regarde par la fenĂȘtre. Je me demande ce qu'elle mange, ce qu'elle utilise comme dentifrice, ce qu'elle Ă©coute comme musique. Un jour, je l'ai vue danser toute seule. Je me demande si elle a des frĂšres et sĆurs, si elle met la radio quand elle se lĂšve le matin, si elle prĂ©fĂšre l'Espagne ou l'Italie, si elle garde son mouchoir en boule dans sa main quand elle pleure et si elle aime Thomas Bernhard. Je me demande comment elle dort et comment elle jouit. Je me demande comment est son corps de prĂšs. Je me demande si elle s'Ă©pile ou si au contraire elle a une grosse toison. Je me demande si elle lit des livres en anglais. Je me demande ce qui la fait rire, ce qui la met hors d'elle, ce qui la touche et si elle a du goĂ»t. Qu'est-ce qu'elle peut bien en penser, cette fille, de la hausse du baril de pĂ©trole et des Farc, et que dans trente ans il n'y aura sans doute plus de gorilles dans les montagnes du Rwanda ? Je me demande Ă quoi elle pense quand je la vois fumer sur son canapĂ©, et ce qu'elle fume comme cigarettes. Est-ce que ça lui pĂšse d'ĂȘtre seule ? Est-ce qu'elle a un homme dans sa vie ? Et si c'est le cas, pourquoi c'est elle qui va toujours chez lui ? Pourquoi il n'y a jamais d'homme chez elle ? Je me demande comment elle se voit dans vingt ans. Je me demande quel sens elle donne Ă sa vie. Qu'est-ce qu'elle pense de sa vie quand elle est comme ça, toute seule, chez elle ? Si ça se trouve, elle n'a aucun intĂ©rĂȘt, cette fille.
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David Thomas (La Patience des buffles sous la pluie)
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GRAND AGE ET BAS AGE MĂLĂS I Mon Ăąme est faite ainsi que jamais ni l'idĂ©e, Ni l'homme, quels qu'ils soient, ne l'ont intimidĂ©e; Toujours mon coeur, qui n'a ni bible ni koran, DĂ©daigna le sophiste et brava le tyran; Je suis sans Ă©pouvante Ă©tant sans convoitise; La peur ne m'Ă©teint pas et l'honneur seul m'attise; J'ai l'ankylose altiĂšre et lourde du rocher; Il est fort malaisĂ© de me faire marcher Par dĂ©sir en avant ou par crainte en arriĂšre; Je rĂ©siste Ă la force et cĂšde Ă la priĂšre, Mais les biens d'ici-bas font sur moi peu d'effet; Et je dĂ©clare, amis, que je suis satisfait, Que mon ambition suprĂȘme est assouvie, Que je me reconnais payĂ© dans cette vie, Et que les dieux clĂ©ments ont comblĂ© tous mes veux. Tant que sur cette terre, oĂč vraiment je ne veux Ni socle olympien, ni colonne trajane, On ne m'ĂŽtera pas le sourire de Jeanne.
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Victor Hugo (L'Art d'ĂȘtre grand-pĂšre)
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Ecoutez, que vous importe Ă vous que je meure assassiné  ? ĂȘtes-vous mon ami  ? ĂȘtes-vous un homme  ? avez-vous un coeur ?... Non, vous ĂȘtes mĂ©decin  !... Eh bien, je vous dis : « Non, ma fille ne sera pas traĂźnĂ©e par moi aux mains du bourreau  !... » Ah  ! voilĂ une idĂ©e qui me dĂ©vore, qui me pousse comme un insensĂ© Ă creuser ma poitrine avec mes ongles  !... Et si vous vous trompiez, docteur  ! si c'Ă©tait un autre que ma fille  ! Si, un jour, je venais, pĂąle comme un spectre, vous dire : Assassin  ! tu as tuĂ© ma fille... Tenez, si cela arrivait, je suis chrĂ©tien , monsieur d'Avrigny, et cependant je me tuerais  ! â C'est bien, dit le docteur aprĂšs un instant de silence, j 'attendrai. » Villefort le regarda comme s'il doutait encore de ses paroles.« Seulement, continua M. d'Avrigny d'une voix lente et solennelle, si quelque personne
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Alexandre Dumas (Le Comte de Monte-Cristo)
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Quand je vis avec mes semblables, ma pensĂ©e s'occupe d'eux si exclusivement, soit pour les aider Ă vivre bien, soit pour comprendre pourquoi ils vivent mal, que j'oublie absolument de vivre pour mon compte. Quand je m'aperçois que j'ai fait pour eux mon possible et que je ne leur suis plus nĂ©cessaire, ou, ce qui arrive plus souvent, que je ne leur suis bon Ă rien, j'Ă©prouve le besoin de vivre avec ce moi intĂ©rieur qui s'identifie Ă la nature et au rĂȘve de la vie dans l'Ă©ternel et dans l'infini. La nature, je le sais, parle dans l'homme plus que dans les arbres et les rochers; mais elle y parle follement, elle y est plus souvent dĂ©lirante que sage, elle y est pleine d'illusions ou de mensonges. Les animaux sauvages eux-mĂȘmes sont tourmentĂ©s d'un besoin d'existence qui nous empĂȘche de savoir ce qu'ils pensent et si leurs obscures manifestations ne sont pas trompeuses. DĂšs qu'ils subissent des besoins et des passions, ils doivent les satisfaire Ă tout prix, et toute logique de leur instinct de conservation doit cĂ©der Ă cette sauvage logique de la faim et de l'amour. OĂč donc trouver, oĂč donc surprendre la voix du vrai absolu dans la nature? HĂ©las, dans le silence des choses inertes, dans le mutisme de ce qui ne ment pas! la face impassible du rocher qui boit le soleil, le front sans ombre du glacier qui regarde la lune, la morne altitude des lieux inaccessibles, exercent sur nous un rassĂ©rĂ©nement inexplicable. LĂ , nous nous sentons comme suspendus entre ciel et terre, dans une rĂ©gion d'idĂ©es oĂč il ne peut y avoir que Dieu ou rien, et, s'il n'y a rien, nous sentons que nous ne sommes rien nous-mĂȘmes et que nous n'existons pas; car rien ne peut se passer de sa raison d'ĂȘtre.
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George Sand (Le dernier amour)
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Bien que Terron fĂ»t un homme qu'apparemment je ne pouvais appeler autrement qu'un fanatique religieux ; bien qu'il menĂąt sa vie d'une maniĂšre qui m'Ă©tait encore plus Ă©trangĂšre que celle de M. Mann ; et bien que souvent je fusse arrivĂ© Ă conclure, presque contre ma volontĂ©, qu'il n'Ă©tait qu'un arnaqueur rusĂ© de campagne en train d'exploiter mon curieux mĂ©lange de culpabilitĂ© (le raciste amĂ©ricain en moi) et d'amour pour l'Ă©sotĂ©rique (l'intellectuel branchĂ© en moi), il semblait malgrĂ© tout capable de me prĂ©voir, de connaĂźtre bien plus prĂ©cisĂ©ment que le vieil homme mes besoins, mes questions et mes inquiĂ©tudes. De fait, c'Ă©tait cette capacitĂ© d'anticiper sur moi et le bien-ĂȘtre qu'elle me procurait qui me ramenaient sans cesse Ă croire qu'il Ă©tait en train de me rouler. En tant que vieux puritain, je me devais de me mĂ©fier de tout ce qui m'apportait du bien-ĂȘtre. (p. 201)
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Russell Banks (Book of Jamaica)
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Ne vous soumettez Ă personne, ni de corps, ni de cĆur. Sachez garder votre esprit libre de toute entrave. Combien se croient libres, qui ne sont que prisonniers sans menottesâ! PrĂȘtez votre oreille Ă chacun, mais rĂ©servez votre cĆur aux hommes qui le mĂ©ritent. Respectez ceux qui vous gouvernent, mais ne leur obĂ©issez pas aveuglĂ©ment. Utilisez votre logique et votre sens critique pour comprendre ce qui vous arrive, mais ne passez pas votre temps Ă Ă©mettre des jugements. Ne pensez pas que quelquâun vous est supĂ©rieur parce quâil est plus haut placĂ© ou plus fortunĂ© que vous. Soyez Ă©quitables envers tous afin que personne ne cherche Ă se venger de vous. Soyez prudent avec lâargent. Croyez ferme en ce que vous professez, afin que les autres vous Ă©coutent. Enfin, en amour, mon seul conseil est dâĂȘtre honnĂȘte. Je ne connais pas de moyen plus efficace pour gagner durablement un cĆur ou pouvoir prĂ©tendre au pardon.
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Christopher Paolini
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Cette histoire nâest point exagĂ©rĂ©e, point embellie ; je puis dire mĂȘme que je lâai racontĂ©e faiblement, trĂšs faiblement, et quâelle a perdu de sa dĂ©licatesse, parce que je lâai rapportĂ©e avec nos formes de langage usuelles et rĂ©servĂ©es.
Cet amour, cette fidĂ©litĂ©, cette passion, nâest donc pas une fiction poĂ©tique ; elle vit, elle existe, dans sa parfaite puretĂ©, parmi cette classe dâhommes que nous appelons incultes et grossiers, nous que la culture a formĂ©s pour nous dĂ©former. Lis cette histoire avec recueillement, je tâen prie. Je suis calme aujourdâhui en tâĂ©crivant ces choses ; tu le vois Ă mon Ă©criture, je ne me presse ni ne barbouille comme dâordinaire. Lis, mon cher Wilhelm, et songe bien que câest aussi lâhistoire de ton ami. Oui, voilĂ ce qui mâest arrivĂ©, voilĂ ce qui mâarrivera, et je ne suis pas de moitiĂ© aussi courageux,, aussi rĂ©solu que ce pauvre malheureux, auquel jâose Ă peine me comparer.
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Johann Wolfgang von Goethe (The Sorrows of Young Werther)
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« Ăcoute, Egor PĂ©trovitch, lui dit-il. Quâest ce que tu fais de toi ? Tu te perds seulement avec ton dĂ©sespoir. Tu nâas ni patience ni courage. Maintenant, dans un accĂšs de tristesse, tu dis que
tu nâas pas de talent. Ce nâest pas vrai. Tu as du talent ; je tâassure que tu en as. Je le vois rien quâĂ la façon dont tu sens et comprends lâart. Je te le prouverai par toute ta vie. Tu mâas racontĂ© ta vie dâautrefois. Ă cette Ă©poque aussi le dĂ©sespoirte visitait sans que tu tâen rendisses compte. Ă cette Ă©poque aussi, ton premier maĂźtre, cet homme Ă©trange, dont tu mâas tant parlĂ©, a Ă©veillĂ© en toi, pour la premiĂšre fois, lâamour de lâart et a devinĂ© ton talent. Tu lâas senti alors aussi fortement que maintenant. Mais tu ne savais pas ce qui se passait en toi. Tu ne pouvais pas vivre dans la maison du propriĂ©taire, et tu ne savais toi-mĂȘme ce que tu dĂ©sirais. Ton maĂźtre est mort trop tĂŽt. Il tâa laissĂ© seulement avec des aspirations vagues et, surtout, il ne tâa pas expliquĂ© toimĂȘme. Tu sentais le besoin dâune autre route plus large, tu pressentais que dâautres buts tâĂ©taient destinĂ©s, mais tu ne comprenais pas comment tout cela se ferait et, dans ton angoisse, tu as haĂŻ tout ce qui tâentourait alors. Tes six annĂ©es de misĂšre ne sont pas perdues. Tu as travaillĂ©, pensĂ©, tu as reconnu et toi-mĂȘme et tes forces ; tu comprends maintenant lâart et ta destination. Mon ami, il faut avoir de la patience et du courage. Un sort plus enviĂ© que le mien tâest rĂ©servĂ©. Tu es cent fois plus artiste que moi, mais que Dieu te donne mĂȘme la dixiĂšme partie de ma patience. Travaille, ne bois pas, comme te le disait ton bonpropriĂ©taire, et, principalement, commence par lâa, b, c.
« Quâest-ce qui te tourmente ? La pauvretĂ©, la misĂšre ? Mais la pauvretĂ© et la misĂšre forment lâartiste. Elles sont insĂ©parables des dĂ©buts. Maintenant personne nâa encore besoin de toi ; personne ne veut te connaĂźtre. Ainsi va le monde. Attends, ce sera autre chose quand on saura que tu as du talent. Lâenvie, la malignitĂ©, et surtout la bĂȘtise tâopprimeront plus fortement que la misĂšre. Le talent a besoin de sympathie ; il faut quâon le comprenne. Et toi, tu verras quelles gens tâentoureront quand tu approcheras du but. Ils tĂącheront de regarder avec mĂ©pris ce qui sâest Ă©laborĂ© en toi au prix dâun pĂ©nible travail, des privations, des nuits sans sommeil. Tes futurs camarades ne tâencourageront pas, ne te consoleront pas. Ils ne tâindiqueront pas ce qui en toi est bon et vrai. Avec une joie maligne ils relĂšveront chacune de tes fautes. Ils te montreront prĂ©cisĂ©ment ce quâil y a de mauvais en toi, ce en quoi tu te trompes, et dâun air calme et mĂ©prisant ils fĂȘteront joyeusement chacune de tes erreurs. Toi, tu esorgueilleux et souvent Ă tort. Il tâarrivera dâoffenser une nullitĂ© qui a de lâamour-propre, et alors malheur Ă toi : tu seras seul et ils seront plusieurs. Ils te tueront Ă coups dâĂ©pingles. Moi mĂȘme, je commence Ă Ă©prouver tout cela. Prends donc des forces dĂšs maintenant. Tu nâes pas encore si pauvre. Tu peux encore vivre ; ne nĂ©glige pas les besognes grossiĂšres, fends du bois, comme je lâai fait un soir chez de pauvres gens. Mais tu es impatient ; lâimpatience est ta maladie. Tu nâas pas assez de simplicitĂ© ; tu ruses trop, tu rĂ©flĂ©chis trop, tu fais trop travailler ta tĂȘte. Tu es audacieux en paroles et lĂąche quand il faut prendra lâarchet en main. Tu as beaucoup dâamour-propre et peu de hardiesse. Sois plus hardi, attends, apprends, et si tu ne comptes pas sur tes forces, alors va au hasard ; tu as de la chaleur, du sentiment, peut-ĂȘtre arriveras-tu au but. Sinon, va quand mĂȘme au hasard. En tout cas tu ne perdras rien, si le gain est trop grand. Vois-tu, aussi, le hasard pour nous est une grande chose. »
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Fyodor Dostoevsky (Netochka Nezvanova)
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Ma Jeanne, dont je suis doucement insensĂ©, Ătant femme, se sent reine; tout l'A B C Des femmes, c'est d'avoir des bras blancs, d'ĂȘtre belles, De courber d'un regard les fronts les plus rebelles, De savoir avec rien, des bouquets, des chiffons, Un sourire, Ă©blouir les coeurs les plus profonds, D'ĂȘtre, Ă cĂŽtĂ© de l'homme ingrat, triste et morose, Douces plus que l'azur, roses plus que la rose; Jeanne le sait; elle a trois ans, c'est l'Ăąge mĂ»r; Rien ne lui manque; elle est la fleur de mon vieux mur, Ma contemplation, mon parfum, mon ivresse; Ma strophe, qui prĂšs d'elle a l'air d'une pauvresse, L'implore, et reçoit d'elle un rayon; et l'enfant Sait dĂ©jĂ se parer d'un chapeau triomphant, De beaux souliers vermeils, d'une robe Ă©tonnante; Elle a des mouvements de mouche frissonnante; Elle est femme, montrant ses rubans bleus ou verts, Et sa fraĂźche toilette, et son Ăąme au travers; Elle est de droit cĂ©leste et par devoir jolie; Et son commencement de rĂšgne est ma folie.
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Victor Hugo (L'Art d'ĂȘtre grand-pĂšre)
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Et puis, le manque est arrivĂ©, dans le moment oĂč je mây attendais le moins, il est arrivĂ© alors que jâavais presque fini par croire Ă mon amnĂ©sie.
Câest terrible, la morsure du manque. Ăa frappe sans prĂ©venir, lâattaque est sournoise tout dâabord, on ressent juste une vive douleur qui disparaĂźt presque dans la foulĂ©e, câest bref, fugace, ça nous plie en deux mais on se redresse aussitĂŽt, on considĂšre que lâattaque est passĂ©e, on nâest mĂȘme pas capable de nommer cette effraction, et pourquoi on la nommerait, on nâa pas eu le temps de sâinquiĂ©ter, câest parti si vite, on se sent dĂ©jĂ beaucoup mieux, on se sent mĂȘme parfaitement bien, tout de mĂȘme on garde un souvenir dĂ©sagrĂ©able de cette fraction de seconde, on tente de chasser le souvenir, et on y rĂ©ussit, la vie continue, le monde nous appelle, lâurgence commande.
Et puis, ça revient, le jour dâaprĂšs, lâattaque est plus longue ou plus violente, on ploie les genoux, on a un mĂ©chant rictus, on se dit : quelque chose est Ă l'Ćuvre Ă lâintĂ©rieur, on pense Ă ces transports au cerveau qui annoncent les tumeurs, qui sont le signal enfin visible de cancers gĂ©nĂ©ralisĂ©s jusque-lĂ insoupçonnables, on Ă©prouve une sale frayeur, un mauvais pressentiment.
Et puis, le mal devient lancinant, il sâinstalle comme un intrus quâon nâest pas capable de chasser, il est moins mordant et plus profond, on comprend quâon ne sâen dĂ©barrassera pas, quâon est foutu.
Oui, un jour, le manque est arrivé. Le manque de lui.
Au dĂ©but, jâai fait comme si je ne mâen rendais pas compte, le traitant par lâindiffĂ©rence, par le mĂ©pris, je me savais plus fort que lui, jâĂ©tais en mesure de le dominer, de lâĂ©liminer, câĂ©tait juste une question de volontĂ© ou de temps, je nâĂ©tais pas le genre Ă me laisser abattre par quelque chose dâaussi tĂ©nu, dâaussi risible.
Et puis, il mâa fallu me rendre Ă lâĂ©vidence : ce match, je nâĂ©tais pas en train de le gagner, jâallais peut-ĂȘtre mĂȘme le perdre, et je ne possĂ©dais pas le moyen dâĂ©chapper Ă cette dĂ©route et plus je luttais, plus je cĂ©dais du terrain ; plus je niais la rĂ©alitĂ©, plus elle me sautait au visage. Autant le reconnaĂźtre : jâĂ©tais dĂ©vorĂ© par ça, le manque de lui.
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Philippe Besson (Un homme accidentel)
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Les scribes anciens apprirent non seulement Ă lire et Ă Ă©crire, mais aussi Ă utiliser des catalogues, des dictionnaires, des calendriers, des formulaires et des tableaux. Ils Ă©tudiĂšrent et assimilĂšrent des techniques de catalogage, de rĂ©cupĂ©ration et de traitement de lâinformation trĂšs diffĂ©rentes de celles du cerveau. Dans le cerveau, les donnĂ©es sont associĂ©es librement. Quand, avec mon Ă©pouse, je vais signer une hypothĂšque pour notre nouvelle maison, je me souviens du premier endroit oĂč nous avons vĂ©cu ensemble, ce qui me rappelle notre lune de miel Ă la Nouvelle-OrlĂ©ans, qui me rappelle les alligators, qui me font penser aux dragons, qui me rappelle LâAnneau des Nibelungen⊠Et soudain, sans mĂȘme mâen rendre compte, je fredonne le leitmotiv de Siegfried devant lâemployĂ© de banque interloquĂ©. Dans la bureaucratie, on se doit de sĂ©parer les choses. Un tiroir pour les hypothĂšques de la maison, un autre pour les certificats de mariage, un troisiĂšme pour les impĂŽts et un quatriĂšme pour les procĂšs. Comment retrouver quoi que ce soit autrement ? Ce qui entre dans plus dâun tiroir, comme les drames wagnĂ©riens (dois-je les ranger dans la rubrique « musique » ou « théùtre », voire inventer carrĂ©ment une nouvelle catĂ©gorie ?), est un terrible casse-tĂȘte. On nâen a donc jamais fini dâajouter, de supprimer et de rĂ©organiser des tiroirs. Pour que ça marche, les gens qui gĂšrent ce systĂšme de tiroirs doivent ĂȘtre reprogrammĂ©s afin quâils cessent de penser en humains et se mettent Ă penser en employĂ©s de bureau et en comptables. Depuis les temps les plus anciens jusquâĂ aujourdâhui, tout le monde le sait : les employĂ©s de bureau et les comptables ne pensent pas en ĂȘtres humains. Ils pensent comme on remplit des dossiers. Ce nâest pas leur faute. Sâils ne pensent pas comme ça, leurs tiroirs seront tout mĂ©langĂ©s, et ils seront incapables de rendre les services que leur administration, leur sociĂ©tĂ© ou leur organisation demande. Tel est prĂ©cisĂ©ment lâimpact le plus important de lâĂ©criture sur lâhistoire humaine : elle a progressivement changĂ© la façon dont les hommes pensent et voient le monde. Libre association et pensĂ©e holiste ont laissĂ© la place au compartimentage et Ă la bureaucratie.
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Yuval Noah Harari (Sapiens : Une brÚve histoire de l'humanité)
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Oui, cher Wilhelm, il nâest rien sur la terre que jâaime comme les enfants. Quand je les observe, et que je vois dans ces petits ĂȘtres les germes de toutes les vertus, de toutes les facultĂ©s, dont lâusage leur sera quelque jour si nĂ©cessaire ; quand je dĂ©couvre, dans lâobstination, la constance et la fermetĂ© future ; dans lâespiĂšglerie, la bonne humeur et la facilitĂ© avec lesquelles ils glisseront sur les dangers de la vieâŠ. tout cela si pur, si completâŠ. alors je redis toujours, toujours, les admirables paroles de lâInstituteur des hommes : 5 Si vous ne devenez comme un de ceux-ci ! » Et cependant, mon ami, ces enfants qui sont nos pareils, que nous devrions prendre pour nos modĂšles, nous les traitons comme des sujets. Il ne faut pas quâils aient aucune volontĂ©âŠ. Mais nâen avons-nous aucune ? OĂč donc est notre privilĂ©ge ?âŠ. Câest que nous sommes plus ĂągĂ©s et plus habiles ?⊠Bon Dieu, de ton ciel, tu vois de vieux enfants et de jeunes enfants, et rien de plus ! Et ceux auxquels tu prends plus de plaisir, ton fils nous lâa dĂšs longtemps annoncĂ©. Mais ils croient en lui et ne lâĂ©coutent pasâŠ. Câest lĂ encore un vieil usageâŠ. Et ils façonnent leurs enfants Ă leur ressemblance, etâŠ. Adieu, Wilhelm ; je ne veux pas radoter lĂ -dessus davantage.
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Johann Wolfgang von Goethe (The Sorrows of Young Werther)
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« Norbert de Varenne parlait dâune voix claire, mais retenue, qui aurait sonnĂ© dans le silence de la nuit sâil lâavait laissĂ©e sâĂ©chapper. Il semblait surexcitĂ© et triste, dâune de ces tristesses qui tombent parfois sur les Ăąmes et les rendent vibrantes comme la terre sous la gelĂ©e. Il reprit : « Quâimporte, dâailleurs, un peu plus ou un peu moins de gĂ©nie, puisque tout doit finir ! » Et il se tut. Duroy, qui se sentait le cĆur gai, ce soir-lĂ , dit, en souriant : « Vous avez du noir, aujourdâhui, cher
maĂźtre. » Le poĂšte rĂ©pondit. « Jâen ai toujours, mon enfant, et vous en aurez autant que moi dans quelques annĂ©es. La vie est une cĂŽte. Tant quâon monte, on regarde le sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsquâon arrive en haut, on aperçoit tout dâun coup la descente, et la fin qui est la mort. Ăa va lentement quand on monte, mais ça va vite quand on descend. Ă votre Ăąge, on est joyeux. On espĂšre tant de choses, qui nâarrivent jamais dâailleurs. Au mien, on nâattend plus rien... que la mort. » Duroy se mit Ă rire : « Bigre, vous me donnez froid dans le dos. » Norbert de Varenne reprit : « Non, vous ne me comprenez pas aujourdâhui, mais vous vous rappellerez plus tard ce que je vous dis en ce moment. » « Il arrive un jour, voyez- vous, et il arrive de bonne heure pour beaucoup, oĂč câest fini de rire, comme on dit, parce que derriĂšre tout ce quâon regarde, câest la mort quâon aperçoit. » « Oh ! vous ne comprenez mĂȘme pas ce mot-lĂ , vous, la mort. Ă votre Ăąge, ça ne signifie rien. Au mien, il est terrible. » « Oui, on le comprend tout dâun coup, on ne sait pas pourquoi ni Ă propos de quoi, et alors tout change dâaspect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille comme si je portais en moi une bĂȘte rongeuse. Je lâai sentie peu Ă peu, mois par mois, heure par heure, me dĂ©grader ainsi quâune maison qui sâĂ©croule. Elle mâa dĂ©figurĂ© si complĂštement que je ne me reconnais pas. Je nâai plus rien de moi, de moi lâhomme radieux, frais et fort que jâĂ©tais Ă trente ans. Je lâai vue teindre en blanc mes cheveux noirs, et avec quelle lenteur savante et mĂ©chante ! Elle mâa pris ma peau ferme, mes muscles, mes dents, tout mon corps de jadis, ne me laissant quâune Ăąme dĂ©sespĂ©rĂ©e quâelle enlĂšvera bientĂŽt aussi. » « Oui, elle mâa Ă©miettĂ©, la gueuse, elle a accompli doucement et terriblement la longue destruction de mon ĂȘtre, seconde par seconde. Et maintenant je me sens mourir en tout ce que je fais. Chaque pas mâapproche dâelle, chaque mouvement, chaque souffle hĂąte son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, rĂȘver, tout ce que nous faisons, câest mourir. Vivre enfin, câest mourir ! » » (de « Bel-Ami » par Guy de Maupassant)
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Guy de Maupassant
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Cher Monsieur Waters,
Je reçois votre courrier Ă©lectronique en date du 14 avril dernier et suis comme il se doit impressionnĂ© par la complexitĂ© shakespearienne de votre drame. Chaque personnage dans votre histoire a une harmatia en bĂ©ton. La sienne : ĂȘtre trop malade. La vĂŽtre : ĂȘtre trop bien portant. FĂ»t-ce le contraire, vos Ă©toiles n'auraient pas Ă©tĂ© aussi contrariĂ©es, mais c'est dans la natures des Ă©toiles d'ĂȘtre contrariĂ©es. A ce propos, Shakespeare ne s'est jamais autant trompĂ© qu'en mettant ces mots dans la bouche de Cassius : « La faute, cher Brutus, n'en est pas Ă nos Ă©toiles ; elle en est Ă nous-mĂȘmes. » Facile Ă dire lorsqu'on est un noble romain (ou Shakespeare!), mais nos Ă©toiles ne sont jamais Ă court de tort. Puisque nous en sommes au chapitre des dĂ©faillances de ce cher vieux William, ce que vous me dites de la jeune Hazel me rappelle le sonnet 55, qui commence, bien entendu ainsi : « Ni le marbre, ni les mausolĂ©es dorĂ©s des princes ne dureront plus longtemps que ma rime puissante. Vous conserverez plus d'Ă©clat dans ces mesures que sous la dalle non balayĂ©e que le temps barbouille de sa lie. (Hors sujet, mais : quel cochon, ce temps ! Il bousille tout le monde.) Un bien joli poĂšme, mais trompeur : nul doute que la rime puissante de Shakespeare nous reste en mĂ©moire, mais que nous rappelons-nous de l'homme qu'il cĂ©lĂšbre ? Rien. Nous sommes certains qu'il Ă©tait de sexe masculin, le reste n'est qu'une hypothĂšse. Shakespeare nous raconte des clopinettes sur l'homme qu'il a enseveli Ă l'intĂ©rieur de son sarcophage linguistique. (Remarquez que, lorsque nous parlons littĂ©rature, nous utilisons le prĂ©sent. Quand nous parlons d'un mort, nous ne sommes pas aussi gentils.) On ne peut pas immortaliser ceux qui nous ont quittĂ©s en Ă©crivant sur eux. La langue enterre, mais ne ressuscite pas. (Avertissement : je ne suis pas le premier Ă faire cette observation, cf le poĂšme d'Archibald MacLeish « Ni le marbre, ni les mausolĂ©es dorĂ©s » qui renferme ce vers hĂ©roĂŻque : « Vous mourrez et nul ne se souviendra de vous ») Je m'Ă©loigne du sujet, mais votre le problĂšme : les morts ne sont visibles que dans lâĆil dĂ©nuĂ© de paupiĂšre de la mĂ©moire. Dieu merci, les vivants conservent l'aptitude de surprendre et de dĂ©cevoir. Votre Hazel est vivante, Waters, et vous ne pouvez imposer votre volontĂ© contre la dĂ©cision de quelqu'un d'autre, qui plus est lorsque celle-ci est mĂ»rement rĂ©flĂ©chie. Elle souhaite vous Ă©pargner de la peine et vous devriez l'accepter. Il se peut que la logique de la jeune Hazel ne vous convainque pas, mais j'ai parcouru cette vallĂ©e de larmes plus longtemps que vous, et de mon point de vue, Hazel n'est pas la moins saine d'esprit.
Bien Ă vous
Peter Van Houten
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John Green (The Fault in Our Stars)
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Je me trouvais en quelque lieu vague et trouble... Je dis « lieu » par habitude, car maintenant toute conception de distance et de durĂ©e Ă©tait abolie pour moi, et je ne puis dĂ©terminer combien de temps je restai en cet Ă©tat. Je nâentendais rien, ne voyais rien, je pensais seulement et avec force et persistance.
Le grand problĂšme qui mâavait tourmentĂ© toute ma vie Ă©tait rĂ©solu : la mort nâexiste pas, la vie est infinie. Jâen Ă©tais convaincu bien avant ; mais jadis je ne pouvais formuler clairement ma conviction : elle se basait sur cette seule considĂ©ration que, astreinte Ă des limites, la vie nâest quâune formidable absurditĂ©. Lâhomme pense ; il perçoit ce qui lâentoure, il souffre, jouit et disparaĂźt ; son corps se dĂ©compose et fournit ses Ă©lĂ©ments Ă des corps en formation : cela, chacun le peut constater journellement, mais que devient cette force apte Ă se connaĂźtre soi-mĂȘme et Ă connaĂźtre le monde qui lâentoure ? Si la matiĂšre est immortelle, pourquoi faudrait-il que la conscience se dissipĂąt sans traces, et, si elle disparaĂźt, dâoĂč venait-elle et quel est le but de cette apparition Ă©phĂ©mĂšre ? Il y avait lĂ des contradictions que je ne pouvais admettre.
Maintenant je sais, par ma propre expĂ©rience, que la conscience persiste, que je nâai pas cessĂ© et probablement ne cesserai jamais de vivre. Voici que derechef mâobsĂšdent ces terribles questions : si je ne meurs pas, si je reviens toujours sur la terre, quel est le but de ces existences successives, Ă quelles lois obĂ©issent-elles et quelle fin leur est assignĂ©e ? Il est probable que je pourrais discerner cette loi et la comprendre si je me rappelais mes existences passĂ©es, toutes, ou du moins quelques-unes ; mais pourquoi lâhomme est-il justement privĂ© de ce souvenir ? pourquoi est-il condamnĂ© Ă une ignorance Ă©ternelle, si bien que la conception de lâimmortalitĂ© ne se prĂ©sente Ă lui que comme une hypothĂšse, et si cette loi inconnue exige lâoubli et les tĂ©nĂšbres, pourquoi dans ces tĂ©nĂšbres, dâĂ©tranges lumiĂšres apparaissent-elles parfois, comme il mâest arrivĂ© quand je suis entrĂ© au chĂąteau de La Roche-Maudin ?
De toute ma volontĂ©, je me cramponnais Ă ce souvenir comme le noyĂ© Ă une Ă©pave ; il me semblait que si je me rappelais clairement et exactement ma vie dans ce chĂąteau je comprendrais tout le reste. Maintenant quâaucune sensation du dehors ne me distrayait, je mâabandonnais aux houles du souvenir, inerte et sans pensĂ©e pour ne pas gĂȘner leur mouvement, et tout Ă coup, du fond de mon Ăąme comme des brumes dâun fleuve, commençaient Ă sâĂ©lever de fugaces figures humaines ; des mots au sens effacĂ© rĂ©sonnaient, et dans tous ces souvenirs Ă©taient des lacunes... Les visages Ă©taient vaporeux, les paroles Ă©taient sans lien, tout Ă©tait dĂ©cousu......
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Aleksey Apukhtin (Entre la mort et la vie : suivi de Les Archives de la comtesse D*** & Le Journal de Pavlik Dolsky)
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Mais les signes de ce qui m'attendait rĂ©ellement, je les ai tous nĂ©gligĂ©s. Je travaille mon diplĂŽme sur le surrĂ©alisme Ă la bibliothĂšque de Rouen, je sors, je traverse le square Verdrel, il fait doux, les cygnes du bassin ont reparu, et d'un seul coup j'ai conscience que je suis en train de vivre peut-ĂȘtre mes derniĂšres semaines de fille seule, libre d'aller oĂč je veux, de ne pas manger ce midi, de travailler dans ma chambre sans ĂȘtre dĂ©rangĂ©e. Je vais perdre dĂ©finitivement la solitude. Peut-on s'isoler facilement dans un petit meublĂ©, Ă deux. Et il voudra manger ses deux repas par jour. Toutes sortes d'images me traversent. Une vie pas drĂŽle finalement. Mais je refoule, j'ai honte, ce sont des idĂ©es de fille unique, Ă©gocentrique, soucieuse de sa petite personne, mal Ă©levĂ©e au fond. Un jour, il a du travail, il est fatiguĂ©, si on mangeait dans la chambre au lieu d'aller au restau. Six heures du soir cours Victor-Hugo, des femmes se prĂ©cipitent aux Docks, en face du Montaigne, prennent ci et ça sans hĂ©sitation, comme si elles avaient dans la tĂȘte toute la programmation du repas de ce soir, de demain peut-ĂȘtre, pour quatre personnes ou plus aux goĂ»ts diffĂ©rents. Comment font-elles ? [...] Je n'y arriverai jamais. Je n'en veux pas de cette vie rythmĂ©e par les achats, la cuisine. Pourquoi n'est-il pas venu avec moi au supermarchĂ©. J'ai fini par acheter des quiches lorraines, du fromage, des poires. Il Ă©tait en train d'Ă©couter de la musique. Il a tout dĂ©ballĂ© avec un plaisir de gamin. Les poires Ă©taient blettes au coeur, "tu t'es fait entuber". Je le hais. Je ne me marierai pas. Le lendemain, nous sommes retournĂ©s au restau universitaire, j'ai oubliĂ©. Toutes les craintes, les pressentiments, je les ai Ă©touffĂ©s. SublimĂ©s. D'accord, quand on vivra ensemble, je n'aurai plus autant de libertĂ©, de loisirs, il y aura des courses, de la cuisine, du mĂ©nage, un peu. Et alors, tu renĂącles petit cheval tu n'es pas courageuse, des tas de filles rĂ©ussissent Ă tout "concilier", sourire aux lĂšvres, n'en font pas un drame comme toi. Au contraire, elles existent vraiment. Je me persuade qu'en me mariant je serai libĂ©rĂ©e de ce moi qui tourne en rond, se pose des questions, un moi inutile. Que j'atteindrai l'Ă©quilibre. L'homme, l'Ă©paule solide, anti-mĂ©taphysique, dissipateur d'idĂ©es tourmentantes, qu'elle se marie donc ça la calmera, tes boutons mĂȘme disparaĂźtront, je ris forcĂ©ment, obscurĂ©ment j'y crois. Mariage, "accomplissement", je marche. Quelquefois je songe qu'il est Ă©goĂŻste et qu'il ne s'intĂ©resse guĂšre Ă ce que je fais, moi je lis ses livres de sociologie, jamais il n'ouvre les miens, Breton ou Aragon. Alors la sagesse des femmes vient Ă mon secours : "Tous les hommes sont Ă©goĂŻstes." Mais aussi les principes moraux : "Accepter l'autre dans son altĂ©ritĂ©", tous les langages peuvent se rejoindre quand on veut.
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Annie Ernaux (A Frozen Woman)
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Mais un soir que j'Ă©tois assis prĂšs de la tombe oĂč reposent LĂ©once et Delphine, tout Ă coup un remords s'Ă©leva dans le fond de mon coeur, et je me reprochai d'avoir regardĂ© leur destinĂ©e comme la plus funeste de toutes. Peut-ĂȘtre dans ce moment, mes amis, touchĂ©s de mes regrets, vouloient-ils me consoler, cherchoient-ils Ă me faire connoĂźtre qu'ils Ă©toient heureux, qu'ils s'aimoient, et que l'Ătre-suprĂȘme ne les avoit point abandonnĂ©s, puisqu'il n'avoit pas permis qu'ils survĂ©cussent l'un Ă l'autre. Je passai la nuit Ă rĂȘver sur le sort des hommes; ces heures furent les plus dĂ©licieuses de ma vie, et cependant le sentiment de la mort les a remplies tout entiĂšres; mais je n'en puis douter, du haut du ciel mes amis dirigeoient mes mĂ©ditations; ils Ă©cartoient de moi ces fantĂŽmes de l'imagination qui nous font horreur du terme de la vie; il me sembloit qu'au clair de la lune, je voyois leurs ombres lĂ©gĂšres passer Ă travers les feuilles sans les agiter; une fois je leur ai demandĂ© si je ne ferois pas mieux de les rejoindre, s'il n'Ă©toit pas vrai que sur cette terre les Ăąmes fiĂšres et sensibles n'avoient rien Ă attendre que des douleurs succĂ©dant Ă des douleurs; alors il m'a semblĂ© qu'une voix, dont les sons se mĂȘloient au souffle du vent, me disoit :âSupporte la peine, attends la nature, et fais du bien aux hommes.â J'ai baissĂ© la tĂȘte, et je me suis rĂ©signĂ©; mais, avant de quitter ces lieux, j'ai Ă©crit, sur un arbre voisin de la tombe de mes amis, ce vers, la seule consolation des infortunĂ©s que la mort a privĂ© des objets de leur affection:
On ne me rĂ©pond pas, mais peut-ĂȘtre on m'entend.»
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Madame de Staël (Delphine)
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26 octobre.
Oui, mon cher Wilhelm, je me persuade chaque jour davantage que lâexistence dâune crĂ©ature est peu de chose, bien peu de chose. Une amie de Charlotte Ă©tait venue la voir, et je passai dans la chambre voisine pour prendre un livre, et je ne pouvais lire : alors je pris une plume pour essayer dâĂ©crire. Je les entendais causer doucement : elles se racontaient lâune Ă lâautre des choses indiffĂ©rentes, des nouvelles de la ville ; que lâune se mariait, que lâautre Ă©tait malade, trĂšs-malade ; elle avait une toux sĂšche, la figure dĂ©charnĂ©e ; il lui prenait des faiblesses. « Je ne donnerais pas un sou de sa vie, » disait lâune. « N. N. est aussi fort mal, » dit Charlotte. « II est enflĂ©, » reprit lâamie Et mon imagination me transportait vivement au chevet de ces malheureux ; je voyais avec quelle rĂ©pugnance ils tournaient le dos Ă la vie ; avec quelâŠ. Wilhelm, et mes deux petites dames parlaient de cela prĂ©cisĂ©ment comme on parle dâun Ă©tranger qui meurtâŠ. Et quand je porte les yeux autour de moi, quand je regarde cette chambre et, tout alentour, les habits de.Charlotte et les papiers dâAlbert, et ces meubles auxquels je suis maintenant si accoutumĂ©, mĂȘme cet encrier, je me dis : « Vois ce que tu esâpour cette maison ! Tout pour tous. Tes amis te considĂšrent ; tu fais souvent leur joie, et il semble Ă ton cĆur, quâil ne pourrait vivre sans eux ; et pourtantâŠ, si tu venais Ă mourir, si tu disparaissais de ce cercle, sentiraient-ils, combien de temps sentiraient-ils, le vide que ta perte ferait dans leur existence ? combien de temps ?⊠» Ah ! lâhomme est si Ă©phĂ©mĂšre, quâaux lieux mĂȘmes oĂč il a lâentiĂšre certitude de son ĂȘtre, oĂč il grave la seule vĂ©ritable impression de sa prĂ©sence dans le souvenir, dans lâĂąme de ses amis, lĂ mĂȘme, il doit sâeffacer, disparaĂźtre, disparaĂźtre promptement !
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Johann Wolfgang von Goethe (The Sorrows of Young Werther)
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13 juillet.
Non, je ne me trompe pas ; je lis dans ses yeux noirs un vĂ©ritable intĂ©rĂȘt pour ma personne et pour mon sort. Je le sens, et, lĂ -dessus, jâose me fier Ă mon cĆur, elleâŠ. Oh ! pourrai-je, oserai-je exprimer en ces mots le bonheur cĂ©leste ?⊠Je sens que je suis aimĂ©.
Je suis aimĂ© !⊠Et combien je me deviens cher Ă moi-mĂȘme, combienâŠ. Jâose te le dire, tu sauras me comprendre. Combien je suis relevĂ© Ă mes propres yeux.depuis que jâai son amour !âŠ.
Est-ce de la prĂ©somption ou le sentiment de ce que nous sommes rĂ©ellement lâun pour lâautre ?⊠Je ne connais pas dâhomme dont je craigne quelque chose dans le cĆur de Charlotte, et pourtant, lorsquâelle parle de son fiancĂ©, quâelle en parle avec tant de chaleur, tant dâamourâŠ. je suis comme le malheureux que lâon dĂ©pouille de tous ses honneurs et ses titres, et Ă qui lâon retire son Ă©pĂ©e.
16 juillet.
Ah ! quel frisson court dans toutes mes veines, quand, par mĂ©garde, mes doigts touchent les siens, quand nos pieds se rencontrent sous la table ! Je me retire comme du feu, et une force secrĂšte mâattire de nouveauâŠ. Le vertige sâempare de tous mes sens. Et son innocence, son Ăąme candide, ne sent pas combien ces petites familiaritĂ©s me font souffrir. Si, dans la conversation, elle pose sa main sur la mienne, et si, dans la chaleur de lâentretien, elle sâapproche de moi, en sorte que son haleine divine vienne effleurer mes lĂšvresâŠ. je crois mourir, comme frappĂ© de la foudreâŠ. Wilhelm, et ce ciel, cette confiance, si jâose jamaisâŠ. Tu mâentendsâŠ. Non, mon cĆur nâest pas si corrompu. Faible ! bien faible !âŠ. Et nâest-ce pas de la corruption ?
Elle est sacrĂ©e pour moi. Tout dĂ©sir sâĂ©vanouit en sa prĂ©sence. Je ne sais jamais ce que jâĂ©prouve, quand je suis auprĂšs dâelle. Je crois sentir mon Ăąme se rĂ©pandre dans tous mes nerfsâŠ. Elle a une mĂ©lodie, quâelle joue sur le clavecin avec lâexpression dâun ange, si simple et si charmante !⊠Câest son air favori : il chasse loin de moi troubles, peines, soucis, aussitĂŽt quâelle attaque la premiĂšre note.
De tout ce quâon rapporte sur lâantique magie de la musique, rien nâest invraisemblable pour moi. Comme ce simple chant me saisit ! et comme souvent elle sait le faire entendre, Ă lâinstant mĂȘme oĂč je mâenverrais volontiers une balle dans la tĂȘte !⊠le trouble et les tĂ©nĂšbres de mon Ăąme se dissipent, et je respire plus librement.
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Johann Wolfgang von Goethe (The Sorrows of Young Werther)
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Il faut que je vous Ă©crive, mon aimable Charlotte, ici, dans la chambre dâune pauvre auberge de village, oĂč je me suis rĂ©fugiĂ© contre le mauvais temps. Dans ce triste gĂźte de D., oĂč je me traĂźne au milieu dâune foule Ă©trangĂšre, tout Ă fait Ă©trangĂšre Ă mes sentiments, je nâai pas eu un moment, pas un seul, oĂč le cĆur inâait dit de vous Ă©crire : et maintenant, dans cette cabane, dans cette solitude, dans cette prison, tandis que la neige et la grĂȘle se dĂ©chaĂźnent contre ma petite fenĂȘtre, ici, vous avez Ă©tĂ© ma premiĂšre pensĂ©e. DĂšs que je fus entrĂ©, votre image, ĂŽ Charlotte, votre pensĂ©e mâa saisi, si sainte, si vivante ! Bon Dieu, câest le premier instant de bonheur que je retrouve.
Si vous me voyiez, mon amie, dans ce torrent de dissipations ! Comme toute mon Ăąme se dessĂšche ! Pas un moment oĂč le cĆur soit plein ! pas une heure fortunĂ©e ! rien, rien ! Je suis lĂ comme devant une chambre obscure : je vois de petits hommes et de petits chevaux tourner devant moi, et je me demande souvent si ce nâest pas une illusion dâoptique. Je mâen amuse, ou plutĂŽt on sâamuse de moi comme dâune ma"rionnette ; je prends quelquefois mon voisin par sa main de bois, et je recule en frissonnant. Le soir, je fais le projet dâaller voir lever le soleil, et je reste au lit ; le jour, je me promets le plaisir du clair de lune, et je mâoublie dans ma chambre. Je ne sais trop pourquoi je me lĂšve, pourquoi je me coucha.
Le levain qui faisait fermenter ma vie, je ne lâai plus ; le charme qui me tenait Ă©veillĂ© dans les nuits profondes sâest Ă©vanoui ; lâenchantement qui, le matin, mâarrachait au sommeil a fui loin de moi.
Je nâai trouvĂ© ici quâune femme, une seule, Mlle de B. Elle vous ressemble, ĂŽ Charlotte, si lâon peut vous ressembler. «.Eh quoi ? direz-vous, le voilĂ qui fait de jolis compliments ! » Cela nâest pas tout Ă fait imaginaire : depuis quelque temps je suis trĂšs-aimable, parce que je ne puis faire autre chose ; jâai beaucoup dâesprit, at les dames disent que personne ne sait louer aussi finementâŠ. «Ni mentir, ajouterez-vous, car lâun ne va pas sans lâautre, entendez-vous ?⊠» Je voulais parler de Mlle B. Elle a beaucoup dâĂąme, on le voit dâabord Ă la flamme de ses yeux bleus. Son rang lui est Ă charge ; il ne satisfait aucun des vĆux de son cĆur. Elle aspire Ă sortir de ce tumulte, et nous rĂȘvons, des heures entiĂšres, au mijieu de scĂšnes champĂȘtres, un bonheur sans mĂ©lange ; hĂ©las ! nous rĂȘvons Ă vous, Charlotte ! Que de fois nâest-elle pas obligĂ©e de vous rendre hommage !⊠Non pas obligĂ©e : elle le fait de bon grĂ© ; elle entend volontiers parler de vous ; elle vous aime.
Oh ! si jâĂ©tais assis Ă vos pieds, dans la petite chambre, gracieuse et tranquille ! si nos chers petits jouaient ensemble autour de moi, et, quand leur bruit vous fatiguerait, si je pouvais les rassembler en cercle et les calmer avec une histoire effrayante !
Le soleil se couche avec magnificence sur la contrĂ©e Ă©blouissante de neige ; lâorage est passĂ© ; et moiâŠ. il faut que je rentre dans ma cageâŠ. Adieu. Albert est-il auprĂšs de vous ? Et comment ?⊠Dieu veuille me pardonner cette question !
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Johann Wolfgang von Goethe (The Sorrows of Young Werther)
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Wilhelm, on deviendrait furieux de voir quâil y ait des hommes incapables de goĂ»ter et de sentir le peu de biens qui ont encore quelque valeur sur la terre. Tu connais les noyers sous lesquels je me .suis assis avec Charlotte, Ă StâŠ, chez le bon pasteur, ces magnifiques noyers, qui, Dieu le sait, me remplissaient toujours dâune joie calme et profonde. Quelle paix, quelle fraĂźcheur ils rĂ©pandaient sur le presbytĂšre ! Que les rameaux Ă©taient majestueux ! Et le souvenir enfin des vĂ©nĂ©rables pasteurs qui les avaient plantĂ©s, tant dâannĂ©es auparavant !⊠Le maĂźtre dâĂ©cole nous a dit souvent le nom de lâun dâeux, quâil avait appris de son grand-pĂšre. Ce fut sans doute un homme vertueux, et, sous ces arbres, sa mĂ©moire me fut toujours sacrĂ©e. Eh bien, le maĂźtre dâĂ©cole avait hier les larmes aux yeux, comme nous parlions ensemble de ce quâon les avait abattus. Abattus ! jâen suis furieux, je pourrais tuer le chien qui a portĂ© le premier coup de hache. Moi, qui serais capable de prendre le deuil, si, dâune couple dâarbres tels que ceux-lĂ , qui auraient existĂ© dans ma cour, lâun venait Ă mourir de vieillesse, il faut que je voie une chose pareille !⊠Cher Wilhelm, il y a cependant une compensation. Chose admirable que lâhumanitĂ© ! Tout le village murmure, et jâespĂšre que la femme du pasteur sâapercevra au beurre, aux Ćufs et autres marques dâamitiĂ©, de la blessure quâelle a faite Ă sa paroisse. Car câest elle, la femme du nouveau pasteur (notre vieux est mort), une personne sĂšche, maladive, qui fait bien de ne prendre au monde aucun intĂ©rĂȘt, attendu que personne nâen prend Ă elle. Une folle, qui se pique dâĂȘtre savante ; qui se mĂȘle de lâĂ©tude du canon ; qui travaille Ă©normĂ©ment Ă la nouvelle rĂ©formation morale et critique du christianisme ; Ă qui les rĂȘveries de Lavater font lever les Ă©paules ; dont la santĂ© est tout Ă fait dĂ©labrĂ©e, et qui ne goĂ»te, par consĂ©quent, aucune joie sur la terre de Dieu ! Une pareille crĂ©ature Ă©tait seule capable de faire abattre mes noyers. Vois-tu, je nâen reviens pas. Figure-toi que les feuilles tombĂ©es lui rendent la cour humide et malpropre ; les arbres interceptent le jour Ă madame, et, quand les noix sont mĂ»res, les enfants y jettent des pierres, et cela lui donne sur les nerfs, la trouble dans ses profondes mĂ©ditations, lorsquâelle pĂšse et met en parallĂšle Kennikot, Semler et MichaĂ«lis. Quand jâai vu les gens du village, surtout les vieux, si mĂ©contents, je leur ai dit : « Pourquoi lâavez-vous souffert ?â A la campagne, mâontils rĂ©pondu, quand le maire veut quelque chose, que peut-on /aire ? * Mais voici une bonne aventure. : le- pasteur espĂ©rait aussi tirer quelque avantage des caprices de sa femme, qui dâordinaire ne rendent pas sa soupe plus grasse, et il croyait partager le produit avec le maire ; la chambre des domaines en fut avertie et dit : « A moi, sâil vous plaĂźt ! » car elle avait dâanciennes prĂ©tentions sur la partie du presbytĂšre oĂč les arbres Ă©taient plantĂ©s, et elle les a vendus aux enchĂšres. Ils sont Ă bas ! Oh ! si jâĂ©tais prince, la femme du pasteur, le maire, la chambre des domaines, apprendraientâŠ. Prince !⊠Eh ! si jâĂ©tais prince, que mâimporteraient les arbres de mon pays ?
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Johann Wolfgang von Goethe (The Sorrows of Young Werther)
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Jâai fait ma visite au lieu natal avec toute la piĂ©tĂ© dâun pĂšlerin, et bien des sentiments inattendus mâont saisi. Je fis arrĂȘter prĂšs du grand tilleul qui se trouve Ă un quart de lieue de la ville du cĂŽtĂ© de S⊠; je quittai la voiture, et je lâenvoyai en avant, afin de cheminer Ă pied et de savourer Ă mon grĂ© chaque souvenir, dans toute sa vie et sa nouveautĂ©. Je mâarrĂȘtai sous le tilleul, qui avait Ă©tĂ©, dans mon enfance, le but et le terme de mes promenades. Quelle diffĂ©rence ! Alors, dans une heureuse ignorance, je mâĂ©lançais avec ardeur vers ce monde inconnu, oĂč jâespĂ©rais pour mon cĆur tant de nourriture, tant de jouissances, qui devaient combler et satisfaire lâardeur de mes dĂ©sirs. Maintenant, jâen reviens de ce vaste mondeâŠ. O mon ami, avec combien dâespĂ©rances déçues, avec combien de plans renversĂ©s !⊠Les voilĂ devant moi les montagnes qui mille fois avaient Ă©tĂ© lâobjet de mes vĆux. Je pouvais rester des heures assis Ă cette place, aspirant Ă franchir ces hauteurs, Ă©garant ma pensĂ©e au sein des bois et des vallons, qui sâoffraient Ă mes yeux dans un gracieux crĂ©puscule, et, lorsquâau moment fixĂ© il me fallait revenir, avec quel regret ne quittais-je pas cette place chĂ©rie !⊠Jâapprochai de la ville : je saluai tous les anciens pavillons de jardin ; les nouveaux me dĂ©plurent, comme tous les changements quâon avait faits. Je franchis la porte de la ville, et dâabord je me retrouvai tout Ă fait. Mon ami, je ne veux pas mâarrĂȘter au dĂ©tail : autant il eut de charme pour moi, autant il serait monotone dans le rĂ©cit. Jâavais rĂ©solu de me loger sur la place, tout Ă cĂŽtĂ© de notre ancienne maison. Je remarquai, sur mon passage, que la chambre dâĂ©cole, oĂč une bonne vieille femme avait parquĂ© notre enfance, sâĂ©tait transformĂ©e en une boutique de dĂ©tail. Je me rappelai lâinquiĂ©tude, les chagrins, lâĂ©tourdissement, lâangoisse que jâavais endurĂ©s dans ce trouâŠ. Je ne pouvais faire un pas qui ne mâoffrĂźt quelque chose de remarquable. Un pĂšlerin ne trouve pas en terre sainte autant de places consacrĂ©es par de religieux souvenirs, et je doute que son ame soit aussi remplie de saintes Ă©motionsâŠ. Encore un exemple sur mille : je descendis le long de la riviĂšre, jusquâĂ une certaine mĂ©tairie. CâĂ©tait aussi mon chemin autrefois, et la petite place oĂč les enfants sâexerçaient Ă qui ferait le plus souvent rebondir les pierres plates Ă la surface de lâeau. Je me rappelai vivement comme je mâarrĂȘtais quelquefois Ă suivre des yeux le cours de la riviĂšre ; avec quelles merveilleuses conjectures je lâaccompagnais ; quelles Ă©tranges peintures je me faisais des contrĂ©es oĂč elle allait courir ; comme je trouvais bientĂŽt les bornes de mon imagination, et pourtant me sentais entraĂźnĂ© plus loin, toujours plus loin, et finissais par me perdre dans la contemplation dâun vague lointainâŠ. Mon ami, aussi bornĂ©s, aussi heureux, Ă©taient les vĂ©nĂ©rables pĂšres du genre humain ; aussi enfantines, leurs impressions, leur poĂ©sie. Quand Ulysse parle de la mer immense et de la terre infinie, cela est vrai, humain, intime, saisissant et mystĂ©rieux. Que me sert maintenant de pouvoir rĂ©pĂ©ter, avec tous les Ă©coliers, quâelle est ronde ? Il nâen faut Ă lâhomme que quelques mottes pour vivre heureux dessus, et moins encore pour dormir dessousâŠ
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Johann Wolfgang von Goethe (The Sorrows of Young Werther)
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FRĂRE LAURENCE.âUn arrĂȘt moins rigoureux sâest Ă©chappĂ© de sa bouche: ce nâest pas la mort de ton corps, mais son bannissement.
ROMĂO.âAh! le bannissement! aie pitiĂ© de moi; dis la mort. Lâaspect de lâexil porte avec lui plus de terreur, beaucoup plus que la mort. Ah! ne me dis pas que câest le bannissement.
FRĂRE LAURENCE.âTu es banni de VĂ©rone. Prends patience; le monde est grand et vaste.
ROMĂO.âLe monde nâexiste pas hors des murs de VĂ©rone; ce nâest plus quâun purgatoire, une torture, un vĂ©ritable enfer. Banni de ce lieu, je le suis du monde, câest la mort. Oui, le bannissement, câest la mort sous un faux nom; et ainsi, en nommant la mort un bannissement, tu me tranches la tĂȘte avec une hache dâor, et souris au coup qui mâassassine.
FRĂRE LAURENCE.âO mortel pĂ©chĂ©! ĂŽ farouche ingratitude! Pour ta faute, notre loi demandait la mort; mais le prince indulgent, prenant ta dĂ©fense, a repoussĂ© de cĂŽtĂ© la loi, et a changĂ© ce mot funeste de mort en celui de bannissement: câest une rare clĂ©mence, et tu ne veux pas la reconnaĂźtre.
ROMĂO.âCâest un supplice et non une grĂące. Le ciel est ici, oĂč vit Juliette: les chats, les chiens, la moindre petite souris, tout ce quâil y a de plus misĂ©rable vivra ici dans le ciel, pourra la voir; et RomĂ©o ne le peut plus! La mouche qui vit de charogne jouira dâune condition plus digne dâenvie, plus honorable, plus relevĂ©e que RomĂ©o; elle pourra sâĂ©battre sur les blanches merveilles de la chĂšre main de Juliette, et dĂ©rober le bonheur des immortels sur ces lĂšvres oĂč la pure et virginale modestie entretient une perpĂ©tuelle rougeur, comme si les baisers quâelles se donnent Ă©taient pour elles un pĂ©chĂ©; mais RomĂ©o ne le peut pas, il est banni! Ce que lâinsecte peut librement voler, il faut que je vole pour le fuir; il est libre et je suis banni; et tu me diras encore que lâexil nâest pas la mort!⊠Nâas-tu pas quelque poison tout prĂ©parĂ©, quelque poignard affilĂ©, quelque moyen de mort soudaine, fĂ»t-ce la plus ignoble? Mais banni! me tuer ainsi! banni! O moine, quand ce mot se prononce en enfer, les hurlements lâaccompagnent.âComment as-tu le coeur, toi un prĂȘtre, un saint confesseur, toi qui absous les fautes, toi mon ami dĂ©clarĂ©, de me mettre en piĂšces par ce mot bannissement?
FRĂRE LAURENCE.âAmant insensĂ©, Ă©coute seulement une parole.
ROMĂO.âOh! tu vas me parler encore de bannissement.
FRĂRE LAURENCE.âJe veux te donner une arme pour te dĂ©fendre de ce mot: câest la philosophie, ce doux baume de lâadversitĂ©; elle te consolera, quoique tu sois exilĂ©.
ROMĂO.âEncore lâexil! Que la philosophie aille se faire pendre: Ă moins que la philosophie nâait le pouvoir de crĂ©er une Juliette, de dĂ©placer une ville, ou de changer lâarrĂȘt dâun prince, elle nâest bonne Ă rien, elle nâa nulle vertu; ne mâen parle plus.
FRĂRE LAURENCE.âOh! je vois maintenant que les insensĂ©s nâont point dâoreilles.
ROMĂO.âComment en auraient-ils, lorsque les hommes sages nâont pas dâyeux?
FRĂRE LAURENCE.âLaisse-moi discuter avec toi ta situation.
ROMĂO.âTu ne peux parler de ce que tu ne sens pas. Si tu Ă©tais aussi jeune que moi, amant de Juliette, mariĂ© seulement depuis une heure, meurtrier de Tybalt, Ă©perdu dâamour comme moi, et comme moi banni, alors tu pourrais parler; alors tu pourrais tâarracher les cheveux et te jeter sur la terre comme je fais, pour prendre la mesure dâun tombeau qui nâest pas encore ouvert.
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William Shakespeare (Romeo and Juliet)
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ROMĂO. â Elle parle : oh, parle encore, ange brillant ! car lĂ oĂč tu es, au-dessus de ma tĂȘte, tu me parais aussi splendide au sein de cette nuit que lâest un messager ailĂ© du ciel aux-regards Ă©tonnĂ©s des mortels ; lorsque rejetant leurs tĂȘtes en arriĂšre, on ne voit plus que le blanc de leurs yeux, tant leurs prunelles sont dirigĂ©es-en haut pour le contempler, pendant quâil chevauche sur les nuages Ă la marche indolente et navigue sur le sein de lâair.
JULIETTE. â Ă RomĂ©o, RomĂ©o ! pourquoi es-tu RomĂ©o ? Renie ton pĂšre, ou rejette ton nom ; ou si tu ne veux pas, lie-toi seulement par serment Ă mon amour, et je ne serai pas plus longtemps une Capulet.
ROMĂO, Ă part. â En entendrai-je davantage, ou rĂ©pondrai-je Ă ce quâelle rient de dire
JULIETTE. â Câest ton nom seul qui est mon ennemi. AprĂšs tout tu es toi-mĂȘme, et non un Montaigu. Quâest-ce quâun Montaigu ? Ce nâest ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un, visage, ni toute autre partie du corps appartenant Ă un homme. Oh ! porte un autre nom ! Quây a-t-il dans un nom ? La fleur que nous nommons la rose, sentirait tout aussi bon sous un autre nom ; ainsi RomĂ©o, quand bien mĂȘme il ne serait pas appelĂ© RomĂ©o, nâen garderait pas moins la prĂ©cieuse perfection : quâil possĂšde. Renonce Ă ton nom RomĂ©o, et en place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi toute entiĂšre.
ROMĂO. â Je te prends au mot : appelle-moi seulement : ton amour, et je serai rebaptisĂ©, et dĂ©sormais je ne voudrai plus ĂȘtre RomĂ©o.
JULIETTE. â Qui es-tu, toi qui, protĂ©gĂ© par la nuit, viens ainsi surprendre les secrets de mon Ăąme ?
ROMĂO. â Je ne sais de quel nom me servir pour te dire qui je suis : mon nom, chĂšre sainte, mâest odieux Ă moi-mĂȘme, parce quâil tâest ennemi ; sâil Ă©tait Ă©crit, je dĂ©chirerais le mot quâil forme.
JULIETTE. â Mes oreilles nâont pas encore bu cent paroles de cette voix, et cependant jâen reconnais le son nâes-tu pas RomĂ©o, et un Montaigu ?
ROMĂO. â Ni lâun, ni lâautre, belle vierge, si lâun ou lâautre te dĂ©plaĂźt.
JULIETTE. â Comment es-tu venu ici, dis-le-moi, et pourquoi ? Les murs du jardin sont Ă©levĂ©s et difficiles Ă escalader, et considĂ©rant qui tu es, cette place est mortelle pour toi, si quelquâun de mes parents tây trouve.
ROMĂO. â Jâai franchi ces murailles avec les ailes lĂ©gĂšres de lâamour, car des limites de pierre ne peuvent arrĂȘter lâessor de lâamour ; et quelle chose lâamour peut-il oser quâil ne puisse aussi exĂ©cuter ? tes parents ne me, sont donc pas un obstacle.
JULIETTE. â Sâils te voient, ils tâassassineront.
ROMĂO. â HĂ©las ! il y a plus de pĂ©rils, dans tes yeux que dans vingt de leurs Ă©pĂ©es : veuille seulement abaisser un doux regard sĂ»r moi, et je suis cuirassĂ© contre leur inimitiĂ©.
JULIETTE. â Je ne voudrais pas, pour le monde entier, quâils te vissent ici.
ROMĂO. â Jâai le manteau de la nuit pour me dĂ©rober Ă leur vue et dâailleurs, Ă moins que tu ne mâaimes, ils peuvent me trouver, sâils veulent : mieux vaudrait que leur haine mĂźt fin Ă ma vie, que si ma mort Ă©tait retardĂ©e, sans que jâeusse ton amour ;
JULIETTE. â Quel est celui qui tâa enseignĂ© la direction de cette place ?
ROMĂO. â Câest lâAmour, qui mâa excitĂ© Ă la dĂ©couvrir ; il mâa prĂȘtĂ© ses conseils, et je lui ai prĂȘtĂ© mes yeux. Je ne suis pas pilote ; cependant fusses-tu aussi Ă©loignĂ©e que le vaste rivage baignĂ© par la plus lointaine nier, je mâaventurerais pour une marchandise telle que toi.
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William Shakespeare (Romeo and Juliet)
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JULIETTE.âOh! manque, mon coeur! Pauvre banqueroutier, manque pour toujours; emprisonnez-vous, mes yeux; ne jetez plus un seul regard sur la libertĂ©. Terre vile, rends-toi Ă la terre; que tout mouvement sâarrĂȘte, et quâune mĂȘme biĂšre presse de son poids et RomĂ©o et toi.
LA NOURRICE.âO Tybalt, Tybalt! le meilleur ami que jâeusse! O aimable Tybalt, honnĂȘte cavalier, faut-il que jâaie vĂ©cu pour te voir mort!
JULIETTE.âQuelle est donc cette tempĂȘte qui souffle ainsi dans les deux sens contraires? RomĂ©o est-il tuĂ©, et Tybalt est-il mort? Mon cousin chĂ©ri et mon Ă©poux plus cher encore? Que la terrible trompette sonne donc le jugement universel. Qui donc est encore en vie, si ces deux-lĂ sont morts?
LA NOURRICE.âTybalt est mort, et RomĂ©o est banni: RomĂ©o, qui lâa tuĂ©, est banni.
JULIETTE.âO Dieu! la main de RomĂ©o a-t-elle versĂ© le sang de Tybalt?
LA NOURRICE.âIl lâa fait, il lâa fait! O jour de malheur! il lâa fait!
JULIETTE.âO coeur de serpent cachĂ© sous un visage semblable Ă une fleur! jamais dragon a-t-il choisi un si charmant repaire? Beau tyran, angĂ©lique dĂ©mon, corbeau couvert des plumes dâune colombe, agneau transportĂ© de la rage du loup, mĂ©prisable substance de la plus divine apparence, toi, justement le contraire de ce que tu paraissais Ă juste titre, damnable saint, traĂźtre plein dâhonneur! O nature, quâallais-tu donc chercher en enfer, lorsque de ce corps charmant, paradis sur la terre, tu fis le berceau de lâĂąme dâun dĂ©mon? Jamais livre contenant une aussi infĂąme histoire porta-t-il une si belle couverture? et se peut-il que la trahison habite un si brillant palais?
LA NOURRICE.âIl nây a plus ni sincĂ©ritĂ©, ni foi, ni honneur dans les hommes; tous sont parjures, corrompus, hypocrites. Ah! oĂč est mon valet? Donnez-moi un peu dâaqua vitĂŠâŠ.. Tous ces chagrins, tous ces maux, toutes ces peines me vieillissent. Honte soit Ă RomĂ©o!
JULIETTE.âMaudite soit ta langue pour un pareil souhait! Il nâest pas nĂ© pour la honte: la honte rougirait de sâasseoir sur son front; câest un trĂŽne oĂč on peut couronner lâhonneur, unique souverain de la terre entiĂšre. Oh! quelle brutalitĂ© me lâa fait maltraiter ainsi?
LA NOURRICE.âQuoi! vous direz du bien de celui qui a tuĂ© votre cousin?
JULIETTE.âEh! dirai-je du mal de celui qui est mon mari? Ah! mon pauvre Ă©poux, quelle langue soignera ton nom, lorsque moi, ta femme depuis trois heures, je lâai ainsi dĂ©chirĂ©? Mais pourquoi, traĂźtre, as-tu tuĂ© mon cousin? Ah! ce traĂźtre de cousin a voulu tuer mon Ă©poux.âRentrez, larmes insensĂ©es, rentrez dans votre source; câest au malheur quâappartient ce tribut que par mĂ©prise vous offrez Ă la joie. Mon Ă©poux vit, lui que Tybalt aurait voulu tuer; et Tybalt est mort, lui qui aurait voulu tuer mon Ă©poux. Tout ceci est consolant, pourquoi donc pleurĂ©-je? Ah! câest quâil y a lĂ un mot, plus fatal que la mort de Tybalt, qui mâa assassinĂ©e.âJe voudrais bien lâoublier; mais, ĂŽ ciel! il pĂšse sur ma mĂ©moire comme une offense digne de la damnation sur lâĂąme du pĂ©cheur. Tybalt est mort, et RomĂ©o estâŠ.. banni! Ce banni, ce seul mot banni, a tuĂ© pour moi dix mille Tybalt. La mort de Tybalt Ă©tait un assez grand malheur, tout eĂ»t-il fini lĂ ; ou si les cruelles douleurs se plaisent Ă marcher ensemble, et quâil faille nĂ©cessairement que dâautres peines les accompagnent, pourquoi, aprĂšs mâavoir dit: «Tybalt est mort,» nâa-t-elle pas continuĂ©: «ton pĂšre aussi, ou ta mĂšre, ou tous les deux?» cela eĂ»t excitĂ© en moi les douleurs ordinaires. Mais par cette arriĂšre-garde qui a suivi la mort de Tybalt, RomĂ©o est banni; par ce seul mot, pĂšre, mĂšre, Tybalt, RomĂ©o, Juliette, tous sont assassinĂ©s, tous morts. RomĂ©o banni! Il nây a ni fin, ni terme, ni borne, ni mesure dans la mort quâapporte avec lui ce mot, aucune parole ne peut sonder ce malheur.
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William Shakespeare (Romeo and Juliet)