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– Le centre de gravité de l’Europe va se déplacer. Vers le monde anglo-saxon et, finalement, vers l’Amérique. Vous voyez bien aujourd’hui comment la francophonie s’éteint à petit feu… La dérive nordique éloignera la France de son histoire originelle, de sa parenté affective, la Méditerranée – mare nostrum.
J’étais fasciné par sa vaste culture et son sens de l’Histoire. Il me dit que, si elle se faisait, l’Europe de Maastricht se détournerait de l’Afrique. Seule une Europe latine pouvait comprendre et fixer les populations sur place. Comme ces paroles résonnent aujourd’hui ! Il me confia l’avoir répété à Roland Dumas : « Vous avez tort de soutenir ce sinistre traité. Il fera obstacle à ce que la Méditerranée puisse devenir, autour de la France, de l’Espagne et du Maroc, une zone d’équilibre, un lac de Tibériade, autour duquel les trois religions et les fils d’Abraham pourraient trouver des points d’harmonie et prévenir les grandes transhumances de la misère et de l’envie. »
Le roi paraissait fort mobilisé sur ce sujet. Presque intarissable :
– Vos élites sont ballotées sur des mers sans rivage, elles ont perdu toutes les boussoles.
– De quelles boussoles parlez-vous ?
– De celles qui nous conduisent dans l’espace et le temps : celles des cartes, des aiguilles et de la pérennité. La géographie, qui est la seule composante invariable de l’Histoire ; et la famille, qui en est le principe et la sève. Je ne vous envie pas.
Il était redevenu le souverain impérieux. Me voyant surpris, il lâcha brutalement :
– Vous parquez vos vieux. Dans des maisons de retraite. Vous exilez la sagesse. Vous avez aboli la gratitude, et donc l’espoir. Il n’y pas d’avenir pour un peuple qui perd ses livres vivants et n’a plus d’amour-propre. Qui abhorre son propre visage. Si vous ne retrouvez pas la fierté, vous êtes perdus.
L’entretien dura encore quelque temps. Le roi Hassan II parlait beaucoup. Il se désolait de voir la France choir dans la haine de soi. Je n’ignorais pas qu’il dirigeait son pays d’une main de fer. Mais son amour sincère pour la France me toucha.
Il répéta plusieurs fois le mot de Péguy : « Quand une société ne peut plus enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner. »"
pp. 146-147
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