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Toute culture a son mythe essentiel qui se révèle et que l'on retrouve dans toutes les grandes créations de celle-ci. La vie spirituelle des Roumains a été dominée par deux mythes qui expriment, avec une parfaite spontanéité, leur vision spirituelle sur l'Univers et sur la valeur de l'existence. Le premier est la légende du contremaître Manole qui, selon la tradition, aurait édifié la superbe cathédrale de Curtea de Argeș. La légende dit que tout ce que Manole et son équipe construisaient le jour s'écroulait pendant la nuit. Pour rester debout, l'édifice avait besoin d'une âme, ce qui n'était possible qu'en sacrifiant un être humain. Après avoir compris la cause pour laquelle leur œuvre était caduque, Manole et ses ouvriers décidèrent de murer vivante la première personne qui s'approcherait de l'endroit où ils travaillaient. Le lendemain, au petit matin, Manole aperçut au loin sa femme qui, portant leur enfant dans ses bras, venait leur apporter le repas. Manole pria alors Dieu de déclencher une tempête pour que sa femme rebrousse chemin. Mais les rafales de la pluie, que Dieu avait provoquée sur sa prière, ne purent pas arrêter l'épouse prédestinée. Le contremaître Manole fut donc obligé de murer, lui-même, vivants, sa femme et son fils pour respecter son serment et réussit ainsi à achever la magnifique église qui ne s'écroula jamais depuis.
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Plus que la légende du contremaître Manole, les Roumains se reconnaissent dans la superbe poésie populaire Miorița, que l'on rencontre partout dans d’innombrables versions. On l'appelle « poésie populaire » mais, comme toutes les grandes créations de génie d'un peuple, elle présente des affinités avec la religion, la morale et la métaphysique. C'est l'histoire simple et sincère d'un berger qui, averti par une brebis sur le danger imminent d'être tué par deux compagnons jaloux de ses moutons, au lieu de prendre la fuite accepte la mort. Cette sérénité devant la mort, cette modalité de la considérer comme des noces mystiques avec le Tout, connaît dans Miorița des accents inégalables. C'est une vision originale sur la vie et la mort–cette dernière conçue comme une jeune mariée promise au monde entier–qui n'est pas exprimée en termes philosophiques mais sous une forme lyrique admirable.
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Les deux mythes, celui du contremaître Manole et celui de Miorița, sont d'autant plus intéressants que les Roumains ne peuvent pas être considérés, en général, des « mystiques ». C'est un peuple croyant, mais à la fois humain, naturel, vigoureux, optimiste, qui rejette la frénésie et l'exaltation que l'idée de « mysticisme » suppose. Le bon sens est la forme dominante de sa vie spirituelle.
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