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En réalité, j’ai l’impression que la structure fondamentale du désir se situe justement ici : il est propulsé par l’exigence de mettre à portée quelque chose qui ne l’est pas (encore). Et là se trouve peut-être la clé permettant de nous soustraire au jeu de l’accroissement sans limites auquel se livre la modernité et à son ambition de rendre tout et chacun disponible, de la priver de l’énergie de propulsion dont elle a besoin, de débrancher en quelque sorte sa « prise libineuse ». Ma thèse est que la structure fondamentale du désir humain est un désir de relation : nous voulons atteindre ou rendre atteignable quelque chose qui n’est pas « à notre disposition ». Ce quelque chose peut être, par exemple, une nouvelle guitare ou une tablette tactile, un lac ou un être aimé. Dans tous ces cas, le désir vise à entrer avec ce qui est désiré dans une relation responsive ; de placer la guitare, la personne ou le lac dans un rapport de réponse, ou d’entrer avec la tablette dans des relations responsives avec le monde. Mais dans chaque cas, je l’affirme, le désir s’éteint lorsqu’il n’y a plus rien à « découvrir » sur ou avec le vis-à -vis, si nous maîtrisons et contrôlons toutes ses propriétés, si nous en disposons totalement. Une fois de plus, nous pouvons donc aussi parler de « semi-disponibilité » : nous ne pouvons pas désirer une personne ou une guitare si nous ne savons strictement rien d’elle et si nous ne l’avons jamais vue. Dans la première dimension, l’objet du désir doit donc être au moins partiellement et temporairement disponible, sans quoi il renvoie à une « nostalgie sans nom », dans laquelle l’objet du désir est le désir lui-même. La disposition complète, dans la totalité des quatre dimensions, provoque en revanche l’extinction du désir : le jeu perd son objet, la musique son attrait, l’amour son ardeur. L’indisponibilité complète est dépourvue de sens au regard du désir, mais la disponibilité totale est sans attrait. Cela signifie qu’une relation réussie au monde vise à l’atteignabilité, pas à la disponibilité. Il faut qu’un vis-à -vis soit atteignable sous une forme quelconque, il doit être possible de nouer avec lui un rapport de réponse qui ne soit pas erratique, c’est-à -dire complètement fortuit, mais qui ne soit pas non plus entièrement contrôlable, et qui, à partir de cette structure même, enclenche l’interaction entre l’interpellation, l’efficacité personnelle et la transformation, permettant ainsi l’expérience de la vitalité.
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