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Dans son rapport inaugural, le Forum, Ă propos de la mondialisation qu'il a symbolisĂ©e sous ses formes les plus conquĂ©rantes et sĂ»res d'elles-mĂȘmes, Ă©voque avec un sens exquis de l'euphĂ©misme "un risque de dĂ©sillusion". Mais dans les conversations, c'est autre chose. DĂ©sillusion ? Crise ? InĂ©galitĂ©s ? D'accord, si vous y tenez, mais enfin, comme nous le dit le trĂšs cordial et chaleureux PDG de la banque amĂ©ricaine Western Union, soyons clairs : si on ne paie pas les leaders comme ils le mĂ©ritent, ils s'en iront voir ailleurs. Et puis, capitalisme, ça veut dire quoi ? Si vous avez 100 dollars d'Ă©conomies et que vous les mettez Ă la banque en espĂ©rant en avoir bientĂŽt 105, vous ĂȘtes un capitaliste, ni plus ni moins que moi. Et plus ces capitalistes comme vous et moi (il a rĂ©ellement dit "comme vous et moi", et mĂȘme si nous gagnons fort dĂ©cemment notre vie, mĂȘme si nous ne connaissons pas le salaire exact du PDG de la Western Union, pour ne rien dire de ses stock-options, ce "comme vous et moi" mĂ©rite Ă notre sens le pompon de la "brĂšve de comptoir" version Davos), plus ces capitalistes comme vous et moi, donc, gagneront d'argent, plus ils en auront Ă donner, pardon Ă redistribuer, aux pauvres. L'idĂ©e ne semble pas effleurer cet homme enthousiaste, et Ă sa façon, gĂ©nĂ©reux, que ce ne serait pas plus mal si les pauvres Ă©taient en mesure d'en gagner eux-mĂȘms et ne dĂ©pendaient pas des bonnes dispositions des riches. Faire le maximum d'argent, et ensuite le maximum de bien, ou pour les plus sophistiquĂ©s faire le maximum de bien en faisant le maximum d'argent, c'est le mantra du Forum, oĂč on n'est pas grand-chose si on n'a pas sa fondation caritative, et c'est mieux que rien, sans doute "(vous voudriez quoi ? Le communisme ?"). Ce qui est moins bien que rien, en revanche, beaucoup moins bien, c'est l'effarante langue de bois dans laquelle ce mantra se dĂ©cline. Ces mots dont tout le monde se gargarise : prĂ©occupation sociĂ©tale, dimension humaine, conscience globale, changement de paradigme⊠De mĂȘme que l'imagerie marxiste se reprĂ©sentait autrefois les capitalistes ventrus, en chapeau haut de forme et suçant avec voluptĂ© le sang du prolĂ©tariat, on a tendance Ă se reprĂ©senter les super-riches et super-puissants rĂ©unis Ă Davos comme des cyniques, Ă l'image de ces traders de Chicago qui, en rĂ©ponse Ă Occupy Wall Street, ont dĂ©ployĂ© au dernier Ă©tage de leur tour une banderole proclamant : "Nous sommes les 1%". Mais ces petits cyniques-lĂ Ă©taient des naĂŻfs, alors que les grands fauves qu'on cĂŽtoie Ă Davos ne semblent, eux, pas cyniques du tout. Ils semblent sincĂšrement convaincus des bienfaits qu'ils apportent au monde, sincĂšrement convaincus que leur ingĂ©nierie financiĂšre et philanthropique (Ă les entendre, c'est pareil) est la seule façon de nĂ©gocier en douceur le fameux changement de paradigme qui est l'autre nom de l'entrĂ©e dans l'Ăąge d'or. Ăa nous a Ă©tonnĂ©s dĂšs le premier jour, le parfum de new age qui baigne ce jamboree de mĂąles dominants en costumes gris. Au second, il devient entĂȘtant, et au troisiĂšme on n'en peut plus, on suffoque dans ce nuage de discours et de slogans tout droit sortis de manuels de dĂ©veloppement personnel et de positive thinking. Alors, bien sĂ»r, on n'avait pas besoin de venir jusqu'ici pour se douter que l'optimisme est d'une pratique plus aisĂ©e aux heureux du monde qu'Ă ses gueux, mais son inflation, sa dĂ©connexion de toute expĂ©rience ordinaire sont ici tels que l'observateur le plus modĂ©rĂ© se retrouve Ă osciller entre, sur le versant idĂ©aliste, une indignation rĂ©volutionnaire, et, sur le versant misanthrope, le sarcasme le plus noir. (p. 439-441)
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