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Certes, René Guénon, assis en tailleur devant moi, en train de manger avec précautions un pigeon frit qu'il tient entre ses doigts, n'a jamais prétendu à la direction spirituelle, moins encore à la sainteté. Mais jamais je n'ai eu à tel point le sentiment du coup de gomme du sacré sur un visage. L'homme, dans son effacement, était en-deçà ou au-delà de l'individuel, et ceci jusque dans le détail le plus banal. Comment le nommer en parlant de lui avec sa famille ? Est-ce M. Guénon ou bien le cheik Abd el-Wahid, le père de Leila et Khadija, les fillettes qui courent dans le jardin ? J'en suis encore à me demander si sa femme, la fille du cheik Mohammed Ibrahim, était consciente de l'existence de M. René Guenon, fils de Jean-Baptiste Guénon, architecte à Blois, et de Madame née Jolly. « Béni soit Celui qui efface les noms, prénoms et surnoms.» Tout résidu psychique ou mental était aboli, il ne restait plus qu'une âme d'une transparence totale. Mais rien de l'ascèse ni de l'extase. La pureté était sans apprêt, familière même, presque terre à terre. En toute simplicité, René Guenon était diaphane. Sa conversation était souvent banale, sans effets de style. Dire ce qui est. Les seuls ornements étaient les citations, à la manière orientale, de proverbes édifiants ou de versets pieux : « Tout passe, sauf le Visage de Dieu. » Pour René Guénon, ce qui est, c'est le Visage de Dieu. Dire ce qui est, c'est décrire les reflets de ce Visage dans les Védas ou le Tao Te King, la Kabbale ou l'ésotérisme musulman, les mythologies ou bien les symboles de l'art chrétien médiéval. L'homme disparaissait derrière la doctrine traditionnelle.
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