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Un jour, au debut des annees soixante-dix, pendant l'occupation russe du pays, tous les deux chasses de nos emplois, tous les deux en mauvaise sante, ma femme et moi sommes alles voir, dans un hopital de la banlieue de Prague, un grand medicin, ami de tous les opposants, un vieux sage juif, comme nous l'appelions, le professeur Smahel. Nous y avons rencontre E., un journaliste, lui aussi chasse de partout, lui aussi en mauvaise sante, et tous les quatre nous sommes restes longtemps a bavarder, heureux de l'atmosphere de sympathie mutuelle.
Pour le retour, E. nous a pris dans sa voiture et s'est mis a parler de Bohumil Hrabal, alors le plus grand ecrivain tcheque vivant; d'une fantaisie sans bornes, feru d'experiences plebeiennes (ses romans sont peuples des gens les plus ordinaires), il etait tres lu et tres aime (toute la vague de la jeune cinematographie tcheque l'a adore comme son saint patron). Il etait profondement apolitique. Ce qui, dans un regime pour lequel 'tout etait politique', n'etait pas innocent: son apolitisme se moquait du monde ou sevissaient les ideologies. C'est pour cela qu'il s'est trouve pendant longtemps dans une relative disgrace (inutilisable qu'il etait pour tous les engagements officiels), mais c'est pour ce meme apolitisme (il ne s'est jamais engage contre le regime non plus) que, pendant l'occupation russe, on l'a laisse en paix et qu'il a pu, comme ci, comme ca, publier quelques livres.
E. l'injuriait avec fureur: Comment peut-il accepter qu'on edite ses livres tandis que ses collegues sont interdits de publication? Comment peut-il cautionner ainsi le regime? Sans un seul mot de protestation? Son comportement est detestable et Hrabal est un collabo.
J'ai reagi avec le meme fureur: Quelle absurdite de parler de collaboration si l'esprit des livres de Hrabal, leur humour, leur imagination sont le contraire meme de la mentalite qui nous gouverne et veut nous etouffer dans sa camisole de force? Le monde ou l'on peut lire Hrabal est tout a fait different de celui ou sa voix ne serait pas audible. Un seul livre de Hrabal rend un plus grand service aux gens, a leur liberte d'esprit, que nous tous avec nos gestes et nos proclamations protestataires! La discussion dans la voiture s'est vite transformee en querrelle haineuse.
En y repensant plus tard, etonne par cette haine (authentique et parfaitement reciproque), je me suis dit: notre entente chez le medicin etait passagere, due aux circonstances historiques particulieres qui faisaient de nous des persecutes; notre desaccord, en revanche, etait fondamental et independant des circonstances; c'etait le desaccord entre ceux pour qui la lutte politique est superieure a la vie concrete, a l'art, a la pensee, et ceux pour qui le sens de la politique est d'etre au service de la vie concrete, de l'art, de la pensee. Ces deux attitudes sont, peut-etre, l'une et l'autre legitimes, mais l'une avec l'autre irreconciliables.
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