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Au reste, lâartifice paraissait Ă des Esseintes la marque distinctive du gĂ©nie de lâhomme.
Comme il le disait, la nature a fait son temps ; elle a dĂ©finitivement lassĂ©, par la dĂ©goĂ»tante uniformitĂ© de ses paysages et de ses ciels, lâattentive patience des raffinĂ©s. Au fond, quelle platitude de spĂ©cialiste confinĂ©e dans sa partie, quelle petitesse de boutiquiĂšre tenant tel article Ă lâexclusion de tout autre, quel monotone magasin de prairies et dâarbres, quelle banale agence de montagnes et de mers !
Il nâest, dâailleurs, aucune de ses inventions rĂ©putĂ©e si subtile ou si grandiose que le gĂ©nie humain ne puisse crĂ©er ; aucune forĂȘt de Fontainebleau, aucun clair de lune que des dĂ©cors inondĂ©s de jets Ă©lectriques ne produisent ; aucune cascade que lâhydraulique nâimite Ă sây mĂ©prendre ; aucun roc que le carton-pĂąte ne sâassimile ; aucune fleur que de spĂ©cieux taffetas et de dĂ©licats papiers peints nâĂ©galent !
Ă nâen pas douter, cette sempiternelle radoteuse a maintenant usĂ© la dĂ©bonnaire admiration des vrais artistes, et le moment est venu oĂč il sâagit de la remplacer, autant que faire se pourra, par lâartifice.
Et puis, Ă bien discerner celle de ses Ćuvres considĂ©rĂ©e comme la plus exquise, celle de ses crĂ©ations dont la beautĂ© est, de lâavis de tous, la plus originale et la plus parfaite : la femme ; est-ce que lâhomme nâa pas, de son cĂŽtĂ©, fabriquĂ©, Ă lui tout seul, un ĂȘtre animĂ© et factice qui la vaut amplement, au point de vue de la beautĂ© plastique ? est-ce quâil existe, ici-bas, un ĂȘtre conçu dans les joies dâune fornication et sorti des douleurs dâune matrice dont le modĂšle, dont le type soit plus Ă©blouissant, plus splendide que celui de ces deux locomotives adoptĂ©es sur la ligne du chemin de fer du Nord ?
Lâune, la Crampton, une adorable blonde, Ă la voix aiguĂ«, Ă la grande taille frĂȘle, emprisonnĂ©e dans un Ă©tincelant corset de cuivre, au souple et nerveux allongement de chatte, une blonde pimpante et dorĂ©e, dont lâextraordinaire grĂące Ă©pouvante lorsque, raidissant ses muscles dâacier, activant la sueur de ses flancs tiĂšdes, elle met en branle lâimmense rosace de sa fine roue et sâĂ©lance toute vivante, en tĂȘte des rapides et des marĂ©es !
Lâautre, lâEngerth, une monumentale et sombre brune aux cris sourds et rauques, aux reins trapus, Ă©tranglĂ©s dans une cuirasse en fonte, une monstrueuse bĂȘte, Ă la criniĂšre Ă©chevelĂ©e de fumĂ©e noire, aux six roues basses et accouplĂ©es ; quelle Ă©crasante puissance lorsque, faisant trembler la terre, elle remorque pesamment, lentement, la lourde queue de ses marchandises !
Il nâest certainement pas, parmi les frĂȘles beautĂ©s blondes et les majestueuses beautĂ©s brunes, de pareils types de sveltesse dĂ©licate et de terrifiante force ; Ă coup sĂ»r, on peut le dire : lâhomme a fait, dans son genre, aussi bien que le Dieu auquel il croit.
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