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À Ion Ghica, Jassy 2 janvier 1861,
Mon cher vieux,
Les chasse-neige et les dégels m’ont retenu jusqu’à ce jour dans cette maudite ville de Jassy qui depuis deux ans prend un caractère de ville de province à faire crisper les séparatistes. Voici déjà deux mois que ma valise est faite et que j’attends un caprice favorable du baromètre pour me mettre en route, mais pendant que cet instrument fallacieux indique le beau fixe, il pleut, il neige, il vente, il gèle, il dégèle, bref il fait un temps ultra. Force m’a été donc de m’armer de patience et de fourrure pour attendre un moment plus opportun, car la Galicie m’inspire des terreurs de 1793. J’ai profité de ce contretemps pour revoir le Prince, avec lequel j’ai longuement parlé de toi. Je ne rapporterai pas tout ce que le Prince m’a dit de flatteur sur ton compte, je crois devoir te faire part de son étonnement à la vue d’un certain rapprochement qui se serait produit dernièrement entre toi et les Bratiano et consorts. Un pareil accouplement est-il possible ? Je déclare que non, car si l’on a vu s'accoupler des carpes avec des lapins (la chose est encore en doute dans le monde la science) on n'a pas encore vu se produire ce phénomène monstrueux entre des hommes sensés comme toi et des sauteurs burlesques comme les Berlikoko et Jean Bratiano. La politique serait-elle donc une entremetteuse aussi adroite ?
J’ai appris aussi que notre ami Balaciano serait monté actuellement au plus haut degré de l’échelle de la colère au sujet de la question hongroise. Voudrait-il par hasard que le Prince se rendît solidaire des mouvements magyars au détriment probable des intérêts roumains de la Transylvaine ? Le Prince n’est pas le geôlier de l’Autriche et certainement son gouvernement ne commettra jamais l’infamie de rendre les émigrés hongrois aux autorités autrichiennes. Mais est-ce à dire pour cela qu’il jette son va-tout en l’air, au risque de compromettre la situation politique du pays ? Quoiqu’il en soit Balaciano peut compter que rien ne sera entrepris contre l'honneur et les véritables intérêts des Principautés. Il répondra à cela des choses spirituelles, tant mieux pour lui, plus il évacuera de l’esprit, et plus il sera soulagé !
J’ai envoyé, comme tu sais, plusieurs pièces de théâtre à Millo. Qu’en a-t-il fait ? A-t-il l'intention de les monter ? Fais-moi le plaisir de lui demander de me répondre de suite pour que ta lettre me trouve encore à Jassy. Envoie-moi aussi par la première occasion un numéro de « Păcală » où se trouve insérée « La Complainte du conservateur ».
Adieu mon cher vieux je t’embrasse et te prie de présenter mes amitiés à Madame Ghica ainsi qu’à tous nos amis et connaissances.
Tout à toi, V. Alecsandri.
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